Usages, pratiques, amateurs
Nous avons vu que l’emploi d’un objet est tout à fait autre chose que son exercice. La consommation n’use pas seulement l’objet, mais la connaissance acquise de cet objet. Le design, que Bernard Stiegler associe comme Catherine Geel à la révolution industrielle (où la science des techniques se consolide en technologies) a, dans son sens habituel, moins affaire à l’invention d’objets qu’à l’installation sociale de leur prolifération. Le temps des dispositifs et du marketing incarne une adaptation sournoise des consciences à la nouveauté. Employer la nouveauté pour faire passer des idées non exposées franchement s’oppose à notre vision du design comprise comme production de situations d’exercices. User d’une chose c’est l’épuiser dans une démarche programmée. De même qu’un animal qui meurt entraîne avec lui la perte de l’expérience accumulée durant sa vie, la mort de l’objet-dispositif n’apporte rien pour ceux qui suivent. Cette hypothèse est discutée par Bernard Stiegler dans un entretien articulé autour de la distinction entre usage et pratique :
L’objet, qui posait des questions de pratiques, devient de plus en plus un objet qui pose des questions d’usage. On ne va plus parler de pratiques des objets, c’est-à-dire de savoir-faire instrumentaux, mais d’usages des objets et d’utilisateurs ou d’usagers, en particulier pour les appareils et pour les services. Or, un objet que l’on pratique ouvre un champ de savoir-faire par lequel le praticien est lui-même transformé : ses savoir-faire, eux-mêmes ouverts de manière indéterminée et singulière, explorent des possibles […]479.
À l’opposé du modèle qui soumet le savoir à un calcul obsolescent, Stiegler plaide pour une valorisation des cultures collaboratives, l’idée qu’un dispositif puisse devenir l’endroit d’une inscription de savoirs. [ Fig. 209 ]. S’exercer avec et par un appareil ne l’use pas dans une consommation qui détruit son objet sans création de savoir. La façon de faire du design qui s’ouvre ici à la réflexion nécessite de penser un temps de travail qui n’épuise pas l’objet, mais propose la construction de savoirs communs :
Il faut sortir d’une relation entre le public et les propositions du monde industriel régie par la division des tâches et l’instanciation des rôles sociaux issus de l’opposition producteur-consommateur. Il faut inventer un système de relations sociales et symboliques, appuyé sur des instruments, des appareils et des objets, qui soutiennent une culture de l’amatorat. […]
Il faut donc aussi apprendre à aimer l’obsolescence, sans doute, en la dépassant et en allant vers une autre économie de l’accumulation – qui n’empêche pas le renouvellement, mais au contraire, l’enrichit et s’y enrichit. Il faudrait pouvoir, en changeant d’objet, […] capitaliser sur le dispositif nouveau ce qui fut appris avec l’objet/dispositif précédent, cumuler du savoir et non perdre du savoir. […]
Ce n’est pas le capital qui est important, c’est le savoir. Or là, il y a un conflit entre le savoir et le capital. […] À mon sens, la question d’avenir est du côté de ce que je ne veux pas appeler le consommateur, mais l’amateur et le praticien de dispositifs industriels et sociaux à réinventer en profondeur480.
Pour Stiegler, « l’amateur » est celui qui voue un culte à ses objets (on reste ici dans la filiation religieuse du terme dispositif). Il s’individue en développant des pratiques. Le dépassement de l’opposition producteur/consommateur, que Stiegler relie à celle de l’artiste/spectateur, est la condition de sortie d’un monde « hyperindustriel ». Le préfixe « hyper- » laisse à penser qu’une « industrie » poussée plus avant conduirait à une « hypercatastrophe ». L’attention portée par Bernard Stiegler à la figure de l’amateur permet de penser une autre attitude face aux objets que celle de la consommation. Par ses pratiques, l’amateur permet de polariser et de constituer des savoirs. Bernard Stiegler relie son apparition aux enregistrements musicaux, qui permettent d’écouter de la musique en l’absence d’instruments. Si les marchés de masse peuvent être accusés de constituer des « auditeurs déqualifiés », ce qu’on nomme aussi le « grand » public, ils développent aussi par réaction une attitude contraire :
La généralisation de la haute fidélité permet la constitution d’une nouvelle figure de l’amateur de musique, qui, s’il ne sait bien souvent pas lire les notes, se trouve doté en revanche d’une nouvelle forme de conscience historique du répertoire481.
La perte d’un savoir-faire (jouer de la musique, lire une partition) et son extériorisation dans un système technique ne signifie donc pas fatalement une réduction des compétences ; celles-ci se déplacent. L’amateur serait ainsi celui qui échappe au temps des dispositifs en constituant une « conscience historique » de son domaine d’intérêt. Ses savoirs individuels peuvent se mutualiser en savoirs collectifs :
C’est ce qui fait la puissance du jazz moderne que d’agencer au plus près les dispositifs d’enregistrement avec les performances aussi bien qu’avec un nouvel art de l’écoute et avec un public d’amateurs – ce qui commence dans le studio de production qui, comme studio d’enregistrement, est aussi le lieu de formation d’une audition critique collective où se forment les ensembles comme ensembles, où ils s’individuent. C’est aussi ce dont témoigne plus récemment la house music et ce qu’elle est devenue comme pratique massive du sampling, qui est à présent un art mondial de la répétition482.
L’amateur de musique va s’individuer au sein d’un public cultivé. L’individuation se fait au sein d’un groupe. Les dispositifs et objets d’attention de la conscience peuvent très bien ne pas durer longtemps, puisque les connaissances accumulées vont pouvoir être réinvesties dans d’autres productions. L’amateur adapte, classifie, hiérarchise, aime. Son attachement dépasse les sollicitations immédiates du temps réel pour retrouver une conscience des flux qui ne soit pas de l’ordre de la synchronisation. Dans une époque où la figure du consommateur est à la fois contestée et installée de fait, il est ainsi possible de penser le succès médiatique483 de « l’amateur » comme une tentative d’ajustement de l’époque à ses objets techniques.
Dans un article ironiquement titré « L’émancipation lyophilisée de l’amateur484 », Nicolas Thély met en doute les discours trop positifs entourant cette figure de l’anti-consommateur. Tout d’abord, note-t-il, les dispositifs numériques de partage de contenu entraînent une confusion entre les pratiques dites amateur et des œuvres d’art légitimées historiquement. Il en est ainsi, par exemple, d’une webcam d’une jeune fille endormie485 (2003) [ Fig. 210 ], et du film Sleep d’Andy Warhol (1963) [ Fig. 211 ]. Leur coexistence sur un même site de partage de vidéos (YouTube) ne permet pas d’opérer aisément des critiques pertinentes. Comment penser des objets instables, souvent sans légendes, qui génèrent des commentaires et reprises plus importants que leurs marqueurs artistiques ? Que dire de ce « folklore numérique » ? L’amateur s’oppose à l’expert, au spécialiste. Il est la conséquence d’une « émancipation » des médias. Dès lors, nous ne devrions pas ignorer ou minorer les contradictions provenant de la nature même des objets industriels, où « l’émancipation […] est conditionnée par l’industrie de l’informatique et des médias » :
Grâce aux biens d’équipement audiovisuels et informatiques fabriqués notamment par les firmes Apple, Sony, Microsoft, l’amateur peut s’émanciper. Grâce aux logiciels de traitement graphique de l’image, de montage vidéo, de traitement de texte, l’amateur s’émancipe. Grâce aux réseaux sociaux et aux services de partage, l’amateur assume pleinement son émancipation. […] Mais n’est-ce pas une vision un peu flatteuse de l’amateur et de son émancipation ? N’est-ce pas accompagner par ce discours un imaginaire habituellement véhiculé par les spots publicitaires de ces firmes486 ?
En effet, les amateurs ont davantage une pratique de la consultation, même si cela s’incarne dans des pratiques d’appropriation des contenus — ainsi des commentaires, partages et classements. Ces actions suffisent-elles à justifier le terme « d’émancipation » ? Pour Nicolas Thély, il est permis d’en douter. Le terme de « lyophilisation » renvoie à un assèchement des savoir-faire déportés dans des produits tout prêts, sans surprises, insipides. Les pratiques amateurs sont ainsi prises dans un double filet : valorisation des marques et des industries par une production non-rémunérée, et remise en cause de ce système économique (téléchargement de contenus protégés, détournements, etc.). Ce qu’indique Nicolas Thély, c’est que l’amateur (de amator, « celui qui aime ») est un travailleur (par opposition à un employé). Sa liberté n’est exerçable que dans un cadre défini par d’autres (système juridique, « industries culturelles », dispositifs). Ce travailleur « second » n’authentifie rien des techniques qu’il utilise :
Comme les artistes, les graphistes et les designers, l’amateur est un travailleur second (Huyghe) de la technologie et des productions culturelles. Mais un travailleur second un peu particulier car d’une part il n’authentifie pas les poussées de la technique […] et d’autre part il se heurte à un rideau d’interdiction (droit d’auteur, etc.). C’est un paradoxe : on lui permet de sortir de sa réserve, de la sphère familiale, privée, du petit cercle des proches, pour partager et mettre à disposition ses données sur le réseau, et on lui indique que ses pratiques viennent remettre en cause l’économie sur laquelle s’est construit l’industrie des médias et l’industrie culturelle487.
Le concept d’amateur ferait ainsi du désintéressement une aubaine pour l’économie, qui en profiterait pour accroître sa rentabilité. On peut dès lors s’interroger sur ces jeux de récupérations réciproques. Comme l’observe Nicolas Thély :
Il [s’agit] d’insister sur le fait que l’amateur est devenu un mot qui dévoile une certaine manière de penser le consommateur, de l’amadouer et de l’entraîner dans un monde qui lui échappe : un monde où la publicité gagne du terrain et parasite ses productions, un monde où le temps d’écoute ou de visionnage se réduit s’il ne paie pas l’abonnement premium. Cette émancipation […] relève d’une logique de la captation des goûts […] car si l’amateur produit de manière désintéressé des formes et des contenus, il produit néanmoins quelque chose dont il ne réclame encore à ce jour aucun revenu [quant] à l’utilisation, l’exploitation commerciale et la consultation488.
L’amateur resterait ainsi pris dans des logiques commerciales, n’ayant jamais accès aux structures dans lesquelles il lui est prescrit de s’exprimer. Ce qu’il produit de façon désintéressée est « capté » dans des exploitations commerciales. Si l’intérêt des productions amateurs se situe au-delà de l’économie489, jusqu’où leur récupération et leur captation ne perturbent-elles pas l’idée d’une nécessaire distanciation ? D’un autre côté, serait-il possible de penser que l’amateur résiste, fait des choses aux industries ?
Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau développe l’idée d’une résistance de l’« homme ordinaire » aux sollicitations des industries économiques. Pour lui, il serait ainsi trop rapide de penser que les puissances des entreprises commerciales soient à même de dicter des comportements dirigistes. Opposant l’homme anonyme au consommateur, De Certeau insiste sur la générosité, le don et la ruse — qualités intrinsèques qui sont toujours à révéler. Il s’intéresse ainsi aux « pratiques » qui permettent d’établir un écart par rapport à un donné initial490 (la marchandise). Les « arts de faire » sont des « ruses du quotidien » (De Certeau). Ils présupposent que les actions des consommateurs sont avant tout des pratiques, des manières de cheminer, de faire avec. Par opposition aux analyses de Stiegler et d’Agamben, ces « manières de faire » regardent ce que ces réseaux produisent de singulier, poches de résistances disséminées. Dire comme Stiegler que la télévision « synchronise les consciences » est incomplet, car il faut aussi étudier ce que fait le public durant le visionnage des émissions, ce qu’ils y fabriquent :
L’analyse des images diffusées par la télévision (des représentations) et des temps passés en stationnement devant le poste (un comportement) doit être complétée par l’étude de ce que le consommateur culturel « fabrique » pendant ces heures et avec ces images491.
Les « tactiques » humaines s’opposent aux « stratégies » commerciales. Tandis que la stratégie suppose l’existence d’un lieu propre, la tactique s’insinue de l’intérieur :
J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. […]
J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. […]
Ces tactiques manifestent aussi à quel point l’intelligence est indissociable des combats et des plaisirs quotidiens qu’elle articule, alors que les stratégies cachent sous des calculs objectifs leur rapport avec le pouvoir qui les soutient, gardé par le lieu propre ou par l’institution492.
La distinction entre « stratégie » et « tactique » permet de penser deux façons de faire du design. La stratégie serait de l’ordre de la prévoyance, du voir depuis un lieu retranché, en amont du champ de bataille. À l’inverse, la tactique est la ruse développée à partir d’une situation initiale dérangeante. Elle retourne les codes (calculs) de la stratégie pour s’en défaire. La tactique n’existe qu’à condition du combat qu’elle mène. Elle s’établit chez l’autre pour mieux subvertir ses intentions, tout comme la parole s’installe dans une langue déjà là. Michel de Certeau établit un parallèle entre ses modes de recherche et la distinction langue/parole. L’écart entre consommation et usage (un terme qu’il ne déprécie pas) recoupe « l’appropriation d’un vocabulaire et d’une syntaxe reçus [dans] l’acte de parler493 ». Le locuteur s’approprie sa langue en instaurant un lieu propre dans le présent de l’énonciation. Il n’est pourtant rien dit des conditionnements opérés, le fait qu’une structure de pensée (ce qu’est une langue) influe forcément sur ce qui l’excède, le « supplément » (Derrida) de la parole.
Si le jeu de l’appropriation inscrit un mouvement singulier à l’intérieur d’un « donné », jusqu’où cet écart est-il création ? En n’étudiant pas la conception des objets-dispositifs, la ligne de recherche de Michel de Certeau court le risque de ne voir que ce qu’elle s’attend à voir. Au fond, puisque n’importe quel objet ou marchandise peut devenir l’occasion d’une pratique, De Certeau nous importe t-il pour comprendre le design ? N’y a t-il pas là un risque de déresponsabilisation des designers, voire une négation de leur place dans les industries ? Si les productions les plus mercantiles et avilissantes n’entament pas la faculté humaine à se singulariser, alors la distinction entre un dispositif (contrôlant) et un appareil (support d’individuation) perd de son sens. Ce qui nous dérange dans la vision optimiste de Michel de Certeau, c’est qu’elle ne se préoccupe pas de savoir si certains objets favorisent des pratiques, voire des tactiques.
L’amateur doit donc dépasser la polarité constituée de la récupération publicitaire des productions amateurs et de la sacralisation de ses pratiques culturelles. Il s’agit d’adopter un regard lucide, ni aveuglé par les projecteurs des entreprises publicitaires ni fasciné par les appropriations multiples de tout un chacun. Nous ne nions pas que puisse pousser de la culture et de l’art là où on l’attend pas — le propre de l’humanité étant peut-être d’échapper à une commande. Mais, dans le même temps, nous nous refusons à occulter la place des designers qui, par leurs objets, nous renseignent sur les industries. Ce que nous souhaitons démontrer, c’est qu’il existe des façons de faire du numérique qui incitent à développer des situations d’exercice. Il est des types d’objets qui portent en eux du « faire faire » plus que du « faire avec ». Support de pratiques ces « appareils » se prêtent à de multiples reconfigurations, appropriations, pratiques. Le concept d’appareil permet ainsi de dépasser l’opposition entre stratégie et tactique.
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479
B. Stiegler, « Quand s’usent les usages : un design de la responsabilité ? », op. cit. ↩
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480
Ibid. ↩
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481
B. Stiegler, « Révolutions industrielles – du consommateur à l’amateur. Pour une politique de la vie sensible des âmes et des corps », dans : De la misère symbolique, tome 2, op. cit., p. 35. ↩
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482
Ibid., p. 49. ↩
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483
Citons notamment P. Flichy, Le sacre de l’amateur : Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, coll. La république des idées, 1996 et O. Donnat (dir.), Passionnés, fans et amateurs, Réseaux, no 153, 2009. ↩
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484
N. Thély, « L’émancipation lyophilisée de l’amateur », octobre 2011. ↩
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485
Ibid. : « Image webcam, Sandrine, 1er mars 2003, 15h28 ». ↩
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486
Ibid. ↩
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487
N. Thély, « L’émancipation lyophilisée de l’amateur », op. cit. ↩
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488
Ibid. ↩
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489
On pourra à ce propos s’interroger sur la conclusion suivante : « L’amateur est celui qui, en cultivant de tels affects, prend soin de son désir et en élabore une économie. L’amateur est sans doute la figure la plus sublimée de ce que Freud décrivait sous le nom d’économie libidinale comme la condition fondamentale de tout lien social. », dans : V. Puig, « Les amateurs du xxie siècle », colloque « Patrimoine et numérisation », Culture et Recherche, no 118-119, novembre 2008. ↩
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490
M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire [1980-1990], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 7. ↩
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491
Ibid., p. 37. ↩
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492
Ibid., p. 46. ↩
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493
Ibid., p. 38 : « Notre recherche se situe dans cet écart. Elle pourrait avoir pour repère théorique la construction de phrases propres avec un vocabulaire et une syntaxe reçus. […] L’acte de parler (et toutes les tactiques énonciatives qu’il implique) n’est pas réductible à la connaissance de la langue. […] Il opère dans le champ d’un système linguistique ; il met en jeu une appropriation, ou une réappropriation, de la langue par des locuteurs ; il instaure un présent relatif à un moment […]. » ↩