Spécificités des appareils
Si le dispositif, comme nous l’avons vu avec Foucault et Agamben, est ce qui cherche à saisir les êtres vivants dans un réseau de contrôle, comment penser qu’ils puissent permettre de « capitaliser du savoir » ? La séparation décisive que pose Stiegler entre l’usage et la pratique ne remet étrangement pas en cause le choix d’un même terme — le dispositif — pour désigner un objet ayant rapport à deux attitudes différentes. Le fait de « réinventer en profondeur » le dispositif ne revient-il pas à dépasser ce terme trop connoté ? Pour le dire autrement, ne manque t-il pas chez Stiegler une pensée de l’appareil ? En réunissant sous une même entité instruments, appareils et objets, ne risque t-on pas de manquer quelque chose d’important quant au design ? Le chapitre « Appareiller. À partir de Warhol et de Beuys494 » de l’ouvrage La catastrophè du sensible ne traite pas des appareils, malgré ce que laisse entendre son titre. Il se conclue sur l’idée d’un « art élargi495 » et ne développe pas un concept d’appareillage. Dès lors, si « user d’un objet » c’est l’employer dans des directions prévues, comment penser des types d’objets qui inciteraient à s’exercer, à les pratiquer ? Comment concevoir (en amont) des situations non-disposées ? Quelle est la place et le rôle du designer dans ce contexte ?
L’hypothèse discutée ici est qu’un appareil serait ce qui favorise des pratiques. Si le dispositif peut faire l’objet d’investissement, d’« arts de faire » (Michel de Certeau), l’appareil porterait en lui des situations moins « disposantes ». Un appareil peut permettre d’expérimenter des pratiques non dirigées d’avance. Il ne faudrait pas pour autant se méprendre sur le sens du concept d’appareil en en faisant un absolu. La nature d’un appareil n’est jamais totalement acquise. Il n’est jamais dit qu’un appareil ne puisse pas être capté, parasité, polarisé, orienté par une économie. Ainsi employé, usé, il devient alors dispositif, support de dispositions prévues. La différence entre dispositif et appareil est parfois ténue. Aussi, il ne faut pas voir ces distinctions comme des cases hétérogènes, mais plutôt comme des directions divergentes. Ce qui se joue ici, c’est la place du design dans le design des programmes. Nous défendons que puissent exister des situations d’exercice, d’ouverture, de culture, et que les designers aient un rôle à jouer dans cette affaire. Si disposer c’est former un ordre, la responsabilité du designer serait alors de faire dévier, de déranger, de désorienter.
S’exercer avec un appareil, qu’on pense aux réglages d’un appareil photographique, nécessite une activité consciente. Ce qui est « donné » est incomplet. L’appareil présuppose de la conscience là où le dispositif attend d’être contrecarré pour être cultivé. Le type de relation à quoi nous tenons et que rend possible un appareil n’est pas de type servile. L’appareil permet d’ouvrir un champ de possibles qui ne se fasse pas sous l’égide d’une subordination. Le fait qu’un appareil s’exerce, c’est précisément qu’il se travaille dans un temps et dans une matérialité incarnés. On pourra toujours tenter de soustraire le temps de l’appareil à la saisie d’une subjectivité, ce qu’avait repéré Walter Benjamin en rapprochant la figure du photographe de celle du chasseur qui fait des prises de vue un « butin » :
[…] l’événement se transforme en « prise » photographique. De fait, l’amateur rentrant chez lui avec son butin d’épreuves artistiques originales n’est pas plus réjouissant qu’un chasseur qui ramènerait une telle masse de gibier qu’il faudrait ouvrir un magasin pour l’écouler. Le jour n’est pas loin où il y aura plus de journaux illustrés que de vendeurs de gibier et de volaille496.
Cette surdétermination du projet nie la dimension imprévue des appareils, elle ne produit que ce qu’elle pense en amont. Elle cherche à anticiper, à dénier l’inconnu d’un temps où l’appareil travaille sans sujet. De la même façon, on pourrait penser qu’une temporalité abandonnée à un appareil construirait un projet sans sujet, dirigerait la création. Afin de donner l’illusion d’une subjectivité, il s’agirait alors — entreprise paradoxale — de déterminer les conditions de possibilité d’un imprévu, à prévoir qu’il arrive de l’imprévu. Il en est ainsi de certaines architectures « paramétriques » comme celles de Zaha Hadid, ou de « générateurs de textes » dont le parcours n’actualise qu’une possibilité. De telles façons de faire ne relèvent pas de l’appareillage tel que nous le pensons ici. De la même façon, on ne saurait confondre une caméra de cinéma avec une caméra de surveillance, où le pur enregistrement sans sujet reste subordonné à une volonté de contrôle, ce qui rabat cet appareil dans le champ du dispositif. Dès lors, comment penser une machine dont le résultat, pour autant qu’il ne soit pas automatisé, permettrait de faire advenir un temps où la prévision n’aurait pas prise ? Comment permettre une individuation qui ne soumettrait pas l’appareil à la projection d’une subjectivité ?
C’est paradoxalement en abandonnant du contrôle à l’appareil que l’opérateur peut s’individuer. Cette « opération » diffère du mode classique de l’expression d’un moi intérieur. S’exercer avec un appareil, c’est accepter de s’ouvrir à une temporalité spécifique, où la technique travaille elle-même. Le « temps des appareils497 » est celui d’une mécanique autonome, aussi brève soit-elle. Un appareil photographique argentique nécessite ainsi un temps de pose, une pause où la lumière s’inscrit sur une surface sensible. Ce temps qui échappe au contrôle et à la projection est ce qui distingue l’appareil de l’outil, qui reste manipulé par une subjectivité consciente de son objet. Le temps propre à l’appareil désoriente la notion de projet, fut-ce sous un mode infime. Il ne saurait être totalement réglé, programmé, prévu. La mécanique de l’appareil ne doit pas être rejetée mais acceptée, travaillée. Derrière ces quelques remarques, il s’agit de penser l’appareil comme une machine capable d’échapper à une programmatique prévisible.
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494
B. Stiegler, La misère symbolique, tome 2, op. cit., p. 83-123. ↩
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495
Ibid., p. 123 : « La question est donc bien la participation, et c’est ici qu’il faut explorer et forger un nouveau concept de l’art : le concept d’un art élargi. » ↩
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496
W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 24-25. ↩
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497
P.-D. Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, op. cit. ↩