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Emploi, travail, exercice

Si notre réalité est «celle d’un studio463», alors il n’y a plus lieu de vouloir construire un régime d’objets qui serait séparé du monde. Dire que l’on ne voit «qu’appareillé» (Huyghe), c’est donc tout à fait autre chose que de penser que le dispositif conditionne une vision du monde. La différence entre le concept de dispositif et celui d’appareil, c’est que l’appareillage laisse ouverte la possibilité d’une «distanciation» singulière, d’une «individuation». Ici s’ouvre un espacement rendant possible des directions multiples et contradictoires. Le dispositif est de l’ordre de la prévision, du projet, du conditionnement, tandis que l’appareil espace la mécanique d’une technique par un temps qui lui est propre. Il n’est pas possible, par exemple, de totalement contrôler ce qui s’opère dans le temps de pose que met un appareil photographique pour imprimer la lumière sur une pellicule ou un capteur. Il y a dans le concept d’appareil une dimension fondamentalement imprévue. Cet irréductible «supplément» (Derrida) de la technique échappe au contrôle de l’homme sur la machine, tout en n’étant pas de l’ordre du conditionnement. Ce jeu, parfois infime, nous importe en tant qu’il déplace ce qui, dans un objet mécanique, est du registre d’une stricte programmatique. Il n’est pas possible de totalement programmer ce qui s’opère avec un appareil. Un appareil n’est rien sans manœuvres, c’est à dire sans actions décidées, et dans le même temps il contient une dimension d’étrangeté, une distance que la technique se donnerait par rapport à l’opérateur. Autrement dit: un appareil est un lieu de tensions.

La séparation conceptuelle opérée entre exercice et emploi permet de penser un espacement du programme. L’emploi (ou l’instrumentation) d’un appareil ne permet de suivre que des chemins balisés. On parle ainsi de «mode d’emploi» pour désigner une utilisation recommandée qui, si elle n’est pas correctement suivie, ne permettra pas d’obtenir les objectifs prévus [Fig. 204]. Fig. 204 Le terme «emploi» s’utilise habituellement au singulier. Il désigne la volonté d’inscrire en avance (prévoir) ce qui sera faisable ou non. Un objet employé ne se travaille pas, ces deux notions sont contradictoires. Le «temps du mal-être464» est celui d’une époque qui évacue la notion de travail en opposant l’emploi au chômage. Réduire le travail au projet d’un emploi revient à accepter que toute situation de vie ne soit envisageable que sous l’ordre de la production de «valeur». Créer de la valeur, produire de la richesse, n’est-ce pas nous condamner d’emblée à des situations d’emploi?

Hannah Arendt relie historiquement l’apparition des prolétaires au développement des «marchés d’échange». Les personnes qui s’y rencontrent ne sont plus des travailleurs considérées comme des personnes, mais comme des entités vouées à louer leur force de travail. La séparation entre le capital et le travail les transforme en marchandises échangeables et économisables:

[La manufacture ne juge l’individu que sous l’angle de sa productivité] tandis qu’aux yeux de l’homo faber la force de travail n’est qu’un moyen en vue d’une fin nécessairement plus haute, objet d’usage ou objet d’échange, la société de travail confère à la force de travail la même valeur supérieure qu’elle attribue à la machine. […] Le prix du travail humain augmente à tel point qu’il peut paraître mieux apprécié et plus précieux que toute matière ou tout matériau donnés ; en fait, il ne fait qu’annoncer quelque chose d’encore plus « précieux », à savoir le parfait fonctionnement de la machine dont la formidable force de fabrication commence par tout normaliser avant de tout dévaluer en faisant de tous les objets des biens de consommation465.

Dégradés, les travailleurs perdent progressivement leurs savoir-faire, qui passent dans les machines. Ils ne sont qu’une pièce parmi d’autres du dispositif de production, qui ne produit plus des «œuvres» mais des marchandises consommables, l’ouvrier devenant machine, pure répétition sans différenciation [Fig. 207]. Fig. 207 La monnaie d’échange homogénéise tous les objets, êtres vivants, œuvres d’art en les soumettant à une économie qui les dévalue. Bernard Stiegler propose une nouvelle acception du terme de «prolétaire», en associant la perte des savoir-faire à celle des savoirs-vivre. Chercheurs, professeurs, dirigeants d’entreprise sont susceptibles d’êtres atteints par ce nouvel ordre. Le scientifique n’a qu’une vision restreinte de sa discipline, le patron ressent un mal-être face à des logiques économiques qui lui échappent, les savoir-vivre sont préemptés par des sociétés de service qui fournissent clé en main nourriture, amour, vacances, connaissances, attitudes, langues, éducation, loisirs, etc. Le devenir consommateur s’applique à tous les recoins de la vie, cherchés, identifiés, modélisés et capitalisés l’un après l’autre:

Le consommateur de la société hyperindustrielle est un consommateur qui se déqualifie à toute vitesse – et qui du même coup se désindividue, comme l’avait montré Simondon pour le producteur. Il ne sait plus « faire à manger », il ne sait plus compter. Bientôt il ne saura plus conduire, sa voiture conduira toute seule. Les consommateurs sont pré-formatés dans leurs comportements de consommation, téléguidés, conditionnés, et, comme dit Deleuze, « contrôlés »466.

La modernité comme conscience d’une rupture, ce qu’exprimait lumineusement Baudelaire467, reste recouverte, en souffrance. Comme le montre Bernard Stiegler, l’arrachement au temps de la tradition de l’époque moderne fait apparaître des pratiques «prescrites par des modes d’emploi et des campagnes publicitaires468». L’homme du xxe siècle est pris dans un «conditionnement esthétique» qui dégrade ses possibilités d’individuation tandis que l’artisan, pour Stiegler, réfléchit dans un milieu sans distanciation:

Pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a fait des objets sans décider de les faire. Il était pris dans des mécanismes traditionnels et quasiment inconscients de production d’objets, sur lesquels il n’avait pas de réflexion explicite et thématique quant à leur évolution d’ensemble et quant à leur pratique469.

On use sa propre existence en la soumettant à des programmes incessants. Ce type de calcul s’oppose au savoir en économisant la responsabilité que possède intrinsèquement chaque existence. De telles vies ne sont plus en mesure de «prendre soin» d’elles-mêmes. L’emploi est une économie du travail, au sens où il lui fournit un cadre juridique, un statut temporel et géographique. À ce titre, un livre comme Emploi et travail, le grand écart est significatif d’une époque qui peine à penser l’importance fondamentale d’un travail sans emploi:

L’emploi ne dit rien du travail, il délimite son champ. L’emploi confère un statut, y compris à ceux qui en cherchent un et ne l’ont pas encore trouvé ou l’ont perdu. À l’exception d’îlots de plus en plus réduits de travail indépendant (agriculture, artisanat, professions libérales), hors de l’emploi, il n’y a pas de travail. […] Dans une société salariale, c’est l’emploi qui a un prix et non le travail. Le prix de l’emploi donne sa valeur au travail470.

À rebours de cette citation, nous pensons qu’il n’est pas souhaitable que le monde de l’emploi «délimite» le champ du travail. Dépréciés car sans «valeur» économique, les «îlots» de travail ont précisément une valeur en tant qu’ils ne sont pas économisables. Il nous faut envisager des situations où le prix ne donnerait pas «sa valeur au travail». Reprenant des pistes de réflexion ouvertes par Walter Benjamin, la notion d’appareil démontre qu’il peut y avoir du travail en excès sur l’emploi. Contrairement au temps des dispositifs soumis au pouvoir et à l’économie, l’appareil est ce qui peut échapper à l’économie et à une rentabilité directe. Il ne se manie pas à volonté — il ne s’emploie pas, il s’exerce:

Lorsque les « sujets » semblent se passer de l’expérience et des épreuves d’une conscience qui se réaliserait aux faits de l’appareil, c’est que ce dernier est instrumenté ou, mieux, indu-strié. Alors il sécrète ses effets sans s’exercer pleinement : l’instrumentation d’un appareil, comme en certains usages de la photographie, en diminue la capacité (instrumenter, c’est employer dans un seul sens). L’enjeu de la différence entre « exercice » et « emploi » d’un appareil, c’est la voie prise par la subjectivation. Tantôt une modalité du sujet se libère (elle existe, elle s’aperçoit, elle s’exprime au sein de l’expérience), tantôt elle demeure en souffrance (elle n’aperçoit pas les formes de sa sensibilité, elle fonctionne sous ses formes, en soumission)471.

Il n’y aurait pas de conscience possible en dehors de l’expérience de la technique, et cette expérience n’est plus pensable, comme nous l’avons vu, sans médiations. Il s’agit donc d’inventer des modes d’être au monde, dans le monde. L’appareil est ce qui permet de «disposer du paraître472», d’agencer consciemment et inconsciemment des situations médiées par une technique. Cela voudra dire qu’une conscience est capable d’organiser un dehors à partir duquel elle ne se tiendrait pas en retrait. La formation d’objets va permettre à la conscience de s’individuer. Ce qui va séparer l’appareil du dispositif, c’est que l’appareil puisse, par l’exercice, «parvenir à faire de la conscience». Étymologiquement, exercer renvoie à «pratiquer une discipline», «se consacrer à une activité», «se former, s’éduquer», «mettre à l’épreuve», «mettre en jeu, en mouvement473». La transitivité du verbe (s’exercer) indique l’idée d’un retour sur soi qui va vers le dehors — la trajectoire d’une subjectivation. Un «fragment» de Walter Benjamin permet de distinguer la différence entre l’exercice et l’apprentissage:

Apprendre est la forme de la tradition, de la vie spirituelle de la collectivité
S’exercer est la forme de l’expérience, de la vie spirituelle de l’individu
Apprendre est continuité (la continuité relative des progrès). S’exercer est discontinu (le progrès s’accomplit par à coups, soudainement)
Il y a exercice partout où l’individu – même si c’est à l’occasion d’un enseignement – cherche sa propre expérience […] Dans l’exercice, l’individu s’affirme, non pas selon sa responsabilité, mais selon sa capacité474.

L’exercice est affaire de singularités. Le sujet n’est pas immédiatement pris dans un mouvement qui cherche à économiser, à laisser en suspens («en souffrance475») des compétences ou des potentialités. On peut ainsi parler d’exercices sportifs pour désigner la répétition de mêmes gestes, de mêmes efforts. Ceux-ci vont se répéter en constituant des «différences». Reprenant les analyses de Gilles Deleuze476, Bernard Stiegler montre que l’exercice ouvre un temps où la répétition échappe au temps économisé:

Avec ou plutôt par les œuvres, c’est-à-dire par les circuits que sont les œuvres en tant qu’elles espacent du temps, j’individue des processus […] dans la répétition, et, en produisant de la différence dans la répétition, je différencie et mets en cause mon « identité » en l’individuant comme altérité, comme différence de ma singularité : je singularise […] artefactuellement, à travers la singularisation de mes objets, supports de mes significations et de mes affects477.

Travailler, s’exercer, pratiquer sont des activités qui ne sont pas directement pensées dans une optique de rentabilité. Il y a l’idée d’un désintéressement, d’une acceptation de l’échec, de l’ouverture à un temps libre, libéré. Ces marges d’imprévisibilité ne sauraient se réduire à des «îlots» qui tireraient une quelconque valeur de leur assujetissement à un emploi. Un «dispositif» peut se desserrer quand une conscience cesse de s’économiser. Échapper aux intéressements, «espacer du temps» au sens où Walter Benjamin pense «l’espacement de la mécanique du film478», c’est se singulariser au sein de répétitions. Les «industries culturelles» font de la culture et de la technique des marchandises, là où l’art, la culture, devraient précisément permettre d’activer des objets au sein de pratiques imprévues, vouées à autre chose qu’à des usages usants. Sortir le design du modèle de l’usage, c’est différer le temps de l’usure.

  1. 463

    Ibid. 

  2. 464

    B. Stiegler, Le temps du cinéma et la question du mal-être, op. cit. 

  3. 465

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Pocket, coll. Évolution, 2001, p. 216. 

  4. 466

    B. Stiegler, «Quand s’usent les usages: un design de la responsabilité?», entretien avec C. Geel, Saint-Étienne, Azimuts, no 24, 2004. 

  5. 467

    C. Baudelaire, Salon de 1859, op. cit. 

  6. 468

    B. Stiegler, «Quand s’usent les usages: un design de la responsabilité?», op. cit. 

  7. 469

    Ibid. 

  8. 470

    F. Piotet, Emploi et travail, le grand écart, Paris, Armand Colin, 2007, Présentation du livre par F. Giraud. 

  9. 471

    P.-D. Huyghe, «La condition photographique de l’art», op. cit., p. 25-26. 

  10. 472

    Ibid., p. 24. 

  11. 473

    Dictionnaire TLFi/CNRS

  12. 474

    W. Benjamin, «Apprendre et s’exercer» [1922], dans: Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires [1934], Paris, puf, coll. Librairie du Collège International de Philosophie, 2001, p. 83. 

  13. 475

    P.-D. Huyghe, «La condition photographique de l’art», op. cit., p. 26. 

  14. 476

    G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, puf, coll. Épiméthée, 2011. 

  15. 477

    B. Stiegler, La misère symbolique, tome 2, La catastrophè du sensible, Paris, Galilée, coll. Incises, 2005, p. 267. 

  16. 478

    P.-D. Huyghe, «Art et mécanique», op. cit.