Refuser l’échec (Photoshop)
Dans le champ des images, les logiciels de création Adobe sont aujourd’hui les principaux outils de travail des professions se réclamant de la « création numérique343 ». Ils sont présentés comme des « solutions » permettant de concevoir et d’associer des textes et des images. En rachetant en 2005 son principal concurrent Macromedia, Adobe est aujourd’hui en position d’hégémonie sur ce secteur. La concurrence quasi-inexistante344 et la faiblesse des solutions libres comme The Gimp345 contribuent à ce monopole problématique. Adobe publie chaque année une nouvelle version de sa « suite créative ». La communication de la marque met l’accent sur les nouvelles « fonctionnalités » sensées simplifier ou accélérer le travail des utilisateurs « créatifs ». Photoshop CS5 introduisait ainsi une fonction de remplacement automatique d’un objet par un fond généré346 (par exemple, enlever un touriste de l’arrière-plan d’une scène de vacances). Une démonstration technique qui sera peut-être intégrée ultérieurement dans le logiciel, montrait la possibilité de déflouter une photographie, par l’analyse et la reconnaissance de l’objectif et du mouvement à inverser pixel par pixel347. L’idée générale est d’automatiser la correction des photographies. Le programme entend réaliser la phrase de Ben suivant laquelle « il n’y a pas de photos ratées348 ». Les fonctions semi-automatisées orientent l’image vers un état socialement et culturellement accepté. La réussite de la photographie se mesure par les points suivants : contrastes équilibrés, netteté des points clés, suppression des éléments perturbateurs, remplissage homogène des zones texturées, etc. On s’éloigne alors de la volonté d’imiter un modèle artistique antérieur pour se conformer à des modèles culturels acceptés et reconnus comme tels. De la même manière, ce que dit Matthew Fuller de Word et de ses superpositions d’aides à l’écriture (environnement administratif, correcteur orthographique, gabarits et templates de mise en page) [ Fig. 177 ] peut se comprendre comme une volonté de faire échouer la possibilité d’un texte défaillant.
Dans les publicités Adobe, les logiciels sont décrits comme des « outils familiers349 » pour les créatifs, destinés à exprimer sans heurts les « idées les plus folles350 ». N’importe quel employé du tertiaire peut ainsi devenir un créatif en puissance [ Fig. 180 ]. Si le prix du logiciel reste encore prohibitif pour le grand public351, Adobe segmente sa gamme par l’ajout de produits « essentials », plus limités mais moins chers. Plusieurs stratégies convergent afin de créer une accoutumance (une commodité) visant à asseoir culturellement l’idée qu’on ne puisse plus envisager la création sans user de ces logiciels. Il en va trop souvent ainsi dans les écoles d’art et de design, quand aucune alternative n’est envisagée à la suite Adobe. Cette hégémonie finement contrôlée déplace le supposé pouvoir de l’usager (l’idéologie participative du « Web 2.0 ») vers l’entreprise de services, qui renouvelle et repositionne régulièrement son offre commerciale. La notion d’habitude (« outils familiers ») n’est pas vue comme contradictoire avec celle de folie, qui par définition conteste ce qui est communément admis. Dans cette injonction paradoxale, le logiciel de création est conçu pour servir de façon satisfaisante le « créatif ». Il attend que son objet puisse répondre de façon précise à ses attentes. Le logiciel lui en donnerait le pouvoir, c’est-à-dire la condition matérielle d’accomplir une action. La dimension de souffrance du travail est évacuée au profit d’une fluidité « sans écrire de code352 ». Aucune résistance, aucun imprévu ne doit interrompre le flux (flow) des utilisateurs. En faisant du designer un créatif se servant sans effort d’une « suite d’outils », Adobe rabat la dimension d’usage sur l’activité artistique.
L’absence d’écarts et de détours répond efficacement aux sollicitations de l’économie de la créativité. Actant l’émergence de professions identifiées (chef de projet), des programmes dédiés comme Adobe Version Cue, Office 360 ou Basecamp se chargent désormais d’organiser les démarches de projet. Le savoir-faire organisationnel devient lui aussi affaire de systèmes parfaitement réglés. L’utilité du logiciel tient dans l’efficacité du service rendu. Ce type de programme se situe du côté de l’usage. Il est destiné à être utilisé de façon précise et spécifique. L’usager est celui qui se sert de quelque chose en vue d’obtenir un résultat déterminé. Comme l’indique le dictionnaire Le Trésor de la langue française informatisé, le terme d’usage peut renvoyer à « avoir la possibilité, le loisir d’utiliser quelque chose, de disposer de quelque chose ; bénéficier des services de quelqu’un353 ». Dans L’Invention du quotidien, Michel de Certeau sépare le « style » de « l’usage » :
Les cheminements des passants présentent une série de tours et détours assimilables à des « tournures », ou à des « figures de style ». Il y a une rhétorique de la marche. L’art de « tourner » des phrases a pour équivalent un art de tourner des parcours. Comme le langage ordinaire, cet art implique et combine des styles et des usages. Le style spécifie « une structure linguistique qui manifeste sur le plan symbolique […] la manière d’être au monde fondamentale d’un homme » ; il connote un singulier. L’usage définit le phénomène social par lequel un système de communication se manifeste en fait ; il renvoie à une norme. Le style et l’usage visent tous deux une « manière de faire » (de parler, de marcher, etc.), mais l’un comme traitement singulier du symbolique, l’autre comme élément d’un code. Ils se croisent pour former un style de l’usage, manière d’être et manière de faire354.
Définir l’usage comme « élément d’un code » renvoyant à une norme permet d’envisager la présence de « styles » au sein des codes sources numériques. La pratique d’un programme serait ainsi reliée à une « manière de faire », association heureuse de tours et de détours. La notion d’usage n’est pas dépréciée en tant que telle chez De Certeau, c’est la réduction de toute activité humaine à l’usage qui est néfaste. Des logiciels comme ceux d’Adobe « rendent service » quand ils ne s’écartent pas de ce qui était prévu. Leur pertinence s’évalue en fonction de leur efficacité à remplir des objectifs, à « répondre à des besoins ». « Disposer », « rendre service », autant de verbes qui sont habituellement associés au design, mais qui nous paraissent insuffisants à désigner ce à quoi nous tenons. S’il serait abusif de faire des logiciels Adobe des outils purement limitatifs, rien n’indique en eux une volonté d’ouverture vers l’imprévu. Inciter à développer des « styles de l’usage » au sein des programmes est une manière de s’écarter des orientations parfois trop marquées des programmes.
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343
Cette partie reprend dans les grandes lignes l’article suivant : A. Masure, « Adobe : le créatif au pouvoir », Strabic.fr, juin 2010. ↩
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344
Citons pour exemple Pixelmator, logiciel de retouche d’image disponible sur Apple Mac depuis 2007. ↩
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345
The Gimp est un logiciel de retouche d’image disponible depuis 1995 et publié sous licence GNU/GPL. ↩
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346
B. O’Neil Hughes, « Photoshop CS5’s Content-Aware Fill », Adobe TV, 12 avril 2010. ↩
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347
C. Gushiken, « Behind All the Buzz : Deblur Sneak Peek », Adobe.com, 16 octobre 2012. ↩
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348
Ben, « Il n’y a pas de photos ratées », exposition à la Maison Européenne de la Photographie, Paris, juin-juillet 1997. ↩
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349
« CS6 Design & Web Premium / Fonctionnalités », Adobe.com : « Innovez sans avoir à vous former à de nouveaux logiciels. Exploitez des outils familiers pour donner aisément libre cours à votre créativité au sein d’un univers élargi d’applications de création. » ↩
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350
« Design & Digital Publishing », Adobe.com : « Découvrez comment exprimer vos idées les plus folles avec précision et travailler avec fluidité sur tous les supports. Produisez des images et des graphismes attrayants, mettez en pages des documents imprimés à fort impact, créez, distribuez, monétisez et optimisez du contenu et des publications pour tablettes. » ↩
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351
Pour réduire psychologiquement la facture, Adobe propose depuis la version CS6 (avril 2012) un système d’abonnement mensuel, le « creative cloud », qui permet d’accéder à l’ensemble de la gamme pour environ 50€/mois. Le logiciel n’est donc plus « possédé », mais loué. ↩
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352
« Adobe Muse », Adobe.com : « Créez sans coder. Adobe Muse permet aux créatifs de concevoir des sites web sans programmation. Il devient aussi simple de planifier, concevoir et publier des pages html originales que de créer des mises en page pour l’impression. » ↩
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354
M. de Certeau, « Rhétoriques combinatoires », dans : L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire [1980-1990], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 151. ↩