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Lev Manovich, «La logique de la sélection»

PowerPoint, Word ou Photoshop sont paradigmatiques de l’emprise qu’exercent désormais les logiciels sur nos comportements. En se situant du côté du service et de l’usage, ils n’incitent pas à s’écarter d’une route tracée d’avance. Le logiciel conduit l’usager d’un point à un autre, sans détours et sans arrêts. Cette apparente passivité et cette perte de contrôle inquiètent certains quant à la prolifération d’une production mécanisée. Il s’agirait alors de revenir à une conception de l’artiste-designer vu comme une singularité créatrice. Dit autrement, il serait possible d’exprimer son extériorité et son moi intime dans la prolifération et l’expansion des logiciels de création. Par exemple, on pourrait devenir le «coauteur355» d’une œuvre en choisissant un chemin singulier parmi toutes les arborescences possibles. Or, pour Lev Manovich, l’identité pensée comme singularité est tout autre chose qu’une programmatique préalable, fut-elle susceptible de variations:

[Cette création basée sur la sélection est] la meilleure expression que l’on puisse trouver de la logique de l’identité dans ces sociétés ; à savoir le choix de valeurs dans un certain nombre de menus prédéfinis356.

Dans le chapitre «Menus, filtres, plugins», Lev Manovich prend acte de la généralisation de qu’il appelle une «logique de la sélection» [Fig. 184]. Fig. 184 Il ne s’agit plus de régler un outil comme un pinceau qui ne comprend a priori aucune détermination, mais de choisir dans du déjà là. Tout comme la photographie comme art n’a pu exister qu’à condition de s’échapper du modèle pictural, les objets qui résultent des logiciels dits de création ne sont pas abordables du point de vue des anciennes catégories esthétiques:

Les objets néomédiatiques sont rarement créés ex nihilo ; ce sont généralement des assemblages de parties toutes faites. […] La création authentique a été remplacée par la sélection dans un menu […]357.

La logique du logiciel est celle de la «sélection». La sélection n’est pas tout à fait un choix, c’est une action coordonnée par l’interface du logiciel. Ce qu’observe Lev Manovich, sans nostalgie ni jugement négatif, c’est que cette sélection devenue «logique» est désormais le procédé majoritaire d’utilisation des logiciels. La «création authentique» (la création à partir d’éléments entièrement créés par l’auteur) n’a plus lieu d’être, et il n’y a pas lieu de la regretter. Les logiciels de création numérique seraient ainsi en opposition avec les anciens objets réalisés à partir de parties qui ne soient pas «toutes faites». Les «objets néomédiatiques» (Lev Manovich) résultent d’une suite de parcours effectués dans des listes prédéfinies qui hiérarchisent les actions possibles [Fig. 185]. Fig. 185 Comme nous l’avons vu avec PowerPoint, il est de plus en plus courant de construire un document à partir d’images, de sons, de modèles 3D, etc. qui sont souvent proposés dans le «fonds» du logiciel . Si cela ne suffit pas, des «contenus additionnels» (plugins) pourront répondre à quasiment tous les besoins, tandis que le Web est bien sûr une bibliothèque (library) infinie d’éléments tout prêts, réutilisables gratuitement.

L’un dans l’autre, la sélection d’éléments ou de choix prédéfinis dans un fonds ou dans un menu est une opération essentielle, tant pour les producteurs professionnels que pour les utilisateurs des nouveaux médias. Elle rend le processus de production plus efficace et donne aux utilisateurs l’impression de n’être pas seulement consommateurs, mais également « auteurs » d’un objet ou d’une expérience358.

Photoshop ou Word s’ouvrent comme dans les créations «authentiques» par une page blanche, donnant ainsi l’illusion d’appartenir à un ancien régime esthétique de création. Or, et c’est ce que nous apprend Lev Manovich, les «nouveaux médias» doivent se comprendre en écartant la vision de l’artiste créateur ex nihilo. Il n’est plus «nécessaire d’ajouter une écriture originale quelconque» quand la création se résume à sélectionner des commandes dans des menus établis. L’extériorisation de la création dans des bibliothèques d’éléments entraîne une nouvelle compréhension du terme de création:

Alors que le grand texte de la culture à partir duquel les artistes créaient auparavant leur propre « tissu de citations » bouillonnait et scintillait quelque part dans le subconscient, il s’extériorise désormais (et s’en retrouve passablement réduit) : objets 2D, modèles 3D, textures, transitions, effets disponibles dès que l’artiste allume son ordinateur. Autrement dit, quiconque peut maintenant devenir un créateur en fournissant un nouveau menu, c’est-à-dire en opérant une nouvelle sélection à partir de tout le corpus disponible359.

Prenant de la liberté avec le vocabulaire technique habituellement répandu, Lev Manovich pense le Web comme une grande «base de données» disponible pour tous [Fig. 186]. Fig. 186 Il est ainsi facile pour n’importe qui d’accéder à des sélections de contenus disponibles dans des banques d’images, de sons ou de vidéos. En paraphrasant un essai d’Erwin Panofsky360, Lev Manovich fait de la base de données la forme dominante et donc déterminante pour notre époque. Elle est la source de la plupart des objets «néomédiatiques», même ceux dans lesquels elle n’apparaît pas directement à la vue. Si un film ne donne à voir qu’un état de ce qui a été tourné, Lev Manovich le pense comme le résultat d’un certain nombre de «sélections» opérées dans ce qui a été enregistré. En ce sens, filmer sera donc accumuler, trier, ordonner, choisir. Ce parallèle permet à Lev Manovichd’établir une distinction entre la base de données et le récit. La base est horizontale, aucun élément n’y a a priori plus d’importance qu’un autre. Chaque donnée est susceptible d’être appelée, connectée, affichée. La base n’est rien d’autre qu’une masse d’informations potentielles. À l’opposé, le récit suppose une linéarité, une temporalité, une projection vers un but. La base de données s’oppose au récit par son caractère non-discursif, fragmenté, épars. Les éléments d’une base «ne s’organisent pas en séquences thématiques, formelles ou autres, mais constituent plutôt des ensembles d’informations qui ont toutes la même importance361». Le texte de Lev Manovich peut porter à confusion si on l’aborde d’un point de vue technique, puisqu’il fait de la base de données un concept. De ce point de vue, une page web peut être pensée comme une base de données, même si la syntaxe de son code source ne partage pas grand chose avec une langage formel type sql362:

Là où la forme base de données a vraiment prospéré, c’est sur Internet. […] Une page web est une liste séquentielle [donc encore un peu « procédurale »] d’éléments séparés : blocs de texte, images, séquences de vidéo numérique et liens avec d’autres pages. Il est toujours possible d’adjoindre un nouvel élément à la liste : il suffit pour cela d’ouvrir un nouveau fichier et d’ajouter une nouvelle ligne. Il en résulte que la plupart des pages web sont des agrégats d’éléments séparés363.

Même si les bases de données sont rarement accessibles dans leur forme brute, leur structure influe directement sur la nature des objets qu’elles produisent. Ainsi, «l’expérience utilisateur» d’un moteur de recherche diffère radicalement de la lecture d’un objet narratif [Fig. 188]. Fig. 188 C’est cette «manière nouvelle de structurer l’expérience que nous avons de nous-mêmes et du monde364» qui détermine la «forme symbolique» de la base de données. Le placement côte à côte, sans hiérarchie, des icônes de Word rejoint cette logique. L’expérience d’un logiciel ne constitue pas un récit. Comme le note Lev Manovich, la liste des icônes, fruit du travail de développeurs séparés, est toujours susceptible d’accueillir «une nouvelle ligne». L’horizontalité et la verticalité sans temporalité des interfaces graphiques s’opposent au récit, ce qui entraîne une «abstraction» de notre relation au numérique:

L’histoire des logiciels est celle de leur abstraction croissante. En éloignant de plus en plus de la machine le programmateur et l’utilisateur, le logiciel leur permet d’exécuter les opérations à une vitesse sans cesse accrue. […] Alors que les rares artistes qui s’en servaient dans les années 1960 et 1970 devaient écrire eux-mêmes leurs programmes dans des langages informatiques […], la plupart des utilisateurs occasionnels, des artistes et des concepteurs ont fini par utiliser les logiciels d’application adaptés : éditeurs d’images, programmes de peinture et de maquettage, éditeurs web, etc. Cette évolution […] s’inscrit tout à fait dans la trajectoire qui régit dans l’ensemble le développement des ordinateurs et leur usage, celle de l’automatisation365.

Il est de plus en plus difficile de travailler «près» des langages de programmation, comme dans le cas des apiInterfaces de programmation») qui séparent la fonction de la fonctionnalité (la fonctionnalité ne fonctionne que par addition). Abstraction et automatisation prennent ici un sens similaire. C’est l’automatisation de calculs non humains qui rend «abstraits» les logiciels. Le choix du terme «opération» permet de se détacher des «concepts traditionnels». L’impossibilité de reproduire manuellement ce que fait un logiciel explique le passage de l’outil à l’opérateur. On ne se sert pas d’un outil, on l’emploie (du latin ustensilia, uti: se servir de), on n’opère pas avec lui. Effectuer une opération est tout autre chose que de «se servir» d’une fonction. Le mode opératoire des logiciels exclut toute possibilité d’une relation directe, ce que semblaient permettre davantage le marteau ou le pinceau. Cette médiation est celle des algorithmes, qui sont des instances séparées des données qu’ils traitent. Développés en deçà du logiciel, les algorithmes sont susceptibles de s’appliquer à n’importe quelles données. L’opération est une utilisation automatisée, assistée. Cette pensée de l’ordre de la pré-saisie a pour but de diriger le cheminement de l’utilisateur dans un souci d’efficacité et de simplicité. La «sélection» va de pair avec un développement de l’archivage, qui augmente le choix des matériaux combinables.

  1. 355

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 133: «Les nouveaux médias sont interactifs. Contrairement aux anciens médias dans lesquels l’ordre de présentation est fixe, l’utilisateur peut maintenant interagir avec un objet médiatique. Il peut choisir dans le processus d’interaction quels éléments afficher ou quels chemins suivre, créant ainsi une œuvre unique. Il en devient ainsi le coauteur.» 

  2. 356

    Ibid., p. 254. 

  3. 357

    Ibid., p. 248-249: «New media objects are rarely created completely from scratch; usually they are assembled from ready-made parts. Put differently, in computer culture authentic creation has been replaced by selection from a menu.» On pourra aussi remarquer que la plupart des actions dans Photoshop se font par les deux flèches de sélection banches et noires de la «barre d’outils». 

  4. 358

    Ibid., p. 249. 

  5. 359

    Ibid., p. 252. 

  6. 360

    E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique [1927], Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1976. 

  7. 361

    L. Manovich, Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 393. 

  8. 362

    sqlStructured Query Language», langage de requête structurée) est un langage formel permettant d’effectuer des «opérations» sur des bases de données dites relationnelles (ajout, modification, recherche, etc.). 

  9. 363

    Ibid., p. 396. On se rapproche ici de la vision «objet». 

  10. 364

    Ibid., p. 395. 

  11. 365

    Ibid., p. 237-238.