Une productivité encombrée (Word)
En 1968, l’équipe réunie autour de Douglas Engelbart présente dans ce qui sera nommé plus tard The Mother of all Demos (« la mère de toutes les démos »), une série d’inventions qui marqueront durablement l’histoire de l’informatique : première souris (1967), visio et téléconférence, courrier électronique, hypertexte fonctionnel, etc. [ Fig. 158 ] Cette conception d’un ordinateur comme « métaphore du bureau » va se poursuivre au début des années 70 au sein du Xerox Palo Alto Research Center (Xerox parc) avec des présentations d’inventions telles que le protocole réseau Arpanet, les images 3D, l’impression papier et sa correspondance sur écran (wysiwyg pour What You See Is What You Get), etc. Les premiers ordinateurs fonctionnaient à base d’interfaces à « lignes de commandes ». On devait taper au clavier les opérations à réaliser, ce qui était peu intuitif. Le développement des « interfaces graphiques » (gui pour Graphic User Interfaces) va permettre d’élargir le public des utilisateurs d’ordinateurs (les informaticiens) aux employés de bureau. L’interface visuelle du précurseur Xerox Star 1981 est un « bureau » sur lequel reposent des icônes visuelles représentant des dossiers, une corbeille, une calculatrice, une machine à écrire, une feuille de papier, etc. Les différentes tâches s’organisent dans des fenêtres (« windows »), portions de fenêtre rectangulaires pouvant être réduites, agrandies, et déplacées « telles des feuilles de papier » (Wikipedia) [ Fig. 163 ]. En différant la rupture avec l’ancien monde, les métaphores comme celle du bureau ont pour but de proposer un environnement familier à l’utilisateur [ Fig. 166 ]. Il s’agit d’éviter d’apprendre un nouveau langage. Or, ce lexique est problématique. En quoi, par exemple, la référence à des éléments visuels issus du monde du travail (l’ordinateur passant du domaine militaire au domaine administratif) serait-elle gage d’une plus grande facilité d’accès ?
Un premier élément de réponse consiste à essayer de séparer ce qui serait de l’ordre de l’imitation d’anciens médiums de ce qui ne le serait pas. Ce serait faire un contresens que de réduire les inventions du Xerox parc à de simples simulations d’un environnement bureautique. Comme le montre Lev Manovich, la volonté d’Alan Kay était de penser un « métamédium », un environnement pouvant simuler tous les anciens médias (et permettre de simuler les médias qui n’existaient pas encore331). C’est la nature même des interfaces numérique développées par Alan Kay que de produire une « rémédiation » des anciens médias. La simulation de la photographie, de la peinture, du cinéma, etc. s’accompagne immédiatement de fonctions nouvelles332. Plus encore, la malléabilité du numérique lui permet de simuler d’autres médias, y compris ceux qui n’existent pas encore. Ce qui, donc, est nouveau dans le « langage des nouveaux médias », ce n’est pas leur contenu, mais leurs nouvelles propriétés. On peut ainsi citer le copier/coller, la recherche par mots-clés, ou encore le changement des modes d’affichage d’un même objet.
Plutôt que de nous concentrer sur les productions amateurs des logiciels, nous devrions nous intéresser aux programmes en eux-mêmes — en tant qu’il permettent de travailler avec les médias de façons jamais vues auparavant. Tandis que le numérique est habituellement abordé comme une opération de « remédiation » (représentation) des anciens médias, l’environnement numérique dans lequel ces médias « vivent » est très différent333.
Parallèlement, le système comprend des fonctions totalement nouvelles comme le copier/coller, la recherche ou le changement de vue qui peuvent s’appliquer indifféremment à tous les types de médias représentés. De quoi, par exemple, la souris de Douglas Engelbart, est-elle l’imitation ? Sa perception est aujourd’hui culturellement acceptée. Elle a pu perdurer car elle demande moins d’efforts pour effectuer un mouvement (différence entre le mouvement relatif du stylet et le mouvement absolu de la souris). Ainsi, Lev Manovich peut affirmer que « les médias numériques formaient dès leur invention un nouveau langage334 ». Dès lors, il est intéressant d’étudier en quoi les métaphores, qui constituent un « ancien langage », peuvent limiter la compréhension de ce que les nouveaux médias ont de nouveau [ Fig. 999 ]. Autrement dit, jusqu’où la recherche d’une efficacité et d’une compréhension immédiate ne nuit-elle pas à la compréhension de la radicalité de l’invention technique ?
Dans un essai consacré au logiciel Microsoft Word335, Matthew Fuller analyse l’arrière-plan idéologique oublié dans l’emploi du logiciel. Quelque soit le type de texte que l’on souhaite rédiger, l’interface est toujours la même, c’est-à-dire celle d’un monde bureautique (on parle ainsi de « suite bureautique » pour désigner le pack Microsoft Office). Matthew Fuller relie cette organisation aux corridors du siège social de Microsoft à Seattle. Dans ce milieu, chaque élément doit permettre une efficacité rationnelle du travail — ce dernier étant soumis à un rendement économique, c’est-à-dire à un emploi. C’est pour convaincre les décideurs d’acheter le programme que l’interface reprend des codes visuels connotant le pouvoir. Le logiciel rejoue ainsi une séparation hiérarchique qui préexistait au numérique. Tout comme les formes dominantes de lecture à l’écran s’inspirent d’environnements familiers336, les métaphores du bureau physique visent à nous installer dans une commodité réconfortante [ Fig. 170 ]. Or, comme l’indique Alan Cooper dans son article « Le mythe de la métaphore », leur emploi abusif nie la capacité humaine à apprendre de nouvelles choses :
Les créateurs du téléphone auraient été fous de joie s’ils avaient pu en créer un qui vous aurait permis d’appeler vos amis en pointant simplement leur image. Cela ne leur a pas été possible parce qu’ils ont été limités par la morne réalité des circuits électriques et du moulage du bakélite. […] Il y a un infinité d’idiomes à inventer, plutôt qu’un éventail de métaphores à exploiter. Les métaphores semblent d’abord être un gain pour les utilisateurs débutants mais elles se montrent lourdes de conséquences lorsque l’on progresse dans l’utilisation approfondie d’un logiciel337.
Ce qui est particulier dans l’exemple de Word, c’est que le logiciel mélange des métaphores « apparentes », comme l’espace de la page blanche, et des conditionnements moins évidents à repérer [ Fig. 173 ]. Il s’agit de nous placer dans les conditions d’un travailleur du secteur tertiaire, soumis à des contraintes de « productivité » (on parle ainsi d’« outils de productivité » pour désigner cette catégorie de logiciels). Tout est fait pour encadrer, surveiller, améliorer, accompagner l’utilisateur (c’est comme cela que « nous » sommes désignés). Matthew Fuller détaille ainsi les rubriques d’aide des programmes qui visent la résolution la plus rapide d’une tâche à effectuer. Ces aides sont redondantes (menus contextuels, icône trombone, aide en ligne) voire inutilisables, puisqu’elles reposent sur un vocabulaire propre au logiciel qui ne supporte pas l’incertitude et l’approximation. Il faut connaître la terminologie exacte de la fonction recherchée pour pouvoir accéder aux explications.
Pour faire la relation entre « l’interface utilisateur » et la structure logicielle à concevoir pour un logiciel, la plupart des manuels conseillent de commencer par la réalisation d’un « modèle conceptuel », sorte de modélisation sous forme de mots des manipulations et des objets offerts à l’utilisateur — vocabulaire ensuite « martelé » dans l’interface et dans les aides diverses. Le réel modèle technique du logiciel (classes, etc.) est « recouvert » par ce modèle conceptuel sensé être plus intelligible :
Un modèle conceptuel explique la fonction du logiciel et quels concepts les utilisateurs doivent connaître afin de pouvoir s’en servir. […] Plus les concepts de l’outil sont en adéquation avec les tâches qu’il doit résoudre, moins les utilisateurs auront besoin de traduire ce qu’ils veulent faire, et plus l’outil sera facile à intégrer pour eux.
Après que vous ayez conçu un modèle conceptuel focalisé sur les tâches qui soit aussi simple et cohérent que possible, vous pouvez designer une interface qui réduira le temps et l’expérience requis pour utiliser l’application, afin qu’elle devienne un processus automatisé338.
Ce genre de méthodologie explique le cadre de travail formalisé d’un logiciel comme Word, qui soumet l’écrivain à une écriture dirigée. La métaphore du travail tertiaire conditionne passivement une écriture qui ne pourrait s’effectuer que dans un bureau, aussi immatériel puisse t-il paraître. La conception de l’écriture qu’incarne Word enjoint tout utilisateur à se mettre dans la peau d’une secrétaire : « c’est comme si vous étiez en train d’écrire une lettre » (Matthew Fuller). Or, il est tout à fait clair que la vision du programme comme « secrétariat » restreint ce que l’on peut penser avec lui. Le tableau de bord donne l’impression d’une puissance et d’une maîtrise des opérations. L’écrivain-écrivant est l’assistant-secrétaire de ses propres textes. Sous des apparences anodines, ce programme reproduit à échelle mondiale un contexte politico-économique qui n’a rien de neutre.
Matthew Fuller montre que ce système d’organisation et de disposition des tâches à effectuer répond à une logique de structuration du développement informatique du logiciel. Le programme est codé à partir de petites unités, qui sont additionnées dans une structure globale. Formulée dans les années 70 par Alan Kay339, la « programmation orientée objet » est habituellement définie comme l’inverse du « procédural ». Il semblerait en revanche qu’Alan Kay ait forgé le terme « programmation orientée objet. Le procédural désigne un code lu de façon linéaire (séquentielle), ligne par ligne et de haut en bas. C’est le cas, par exemple, des fiches cartonnées de Jacquard ou de la machine de Turing. Dans la « programmation objet », le programme est divisé en petits éléments (entités) nommés « objets », qui ont chacun des propriétés et des méthodes. Mettons que je veuille créer un jeu se déroulant dans une ville avec des maisons, personnages et voitures. En programmation orientée objet, je vais pouvoir construire une « classe » voiture, qui pourra recevoir plusieurs propriétés (« champs » : couleur, nombre de portes, etc.) et effectuer des actions définies (« méthodes » : rouler, tourner, freiner, etc.). À partir de la classe voiture, je peux dont « instancier » des objets voitures. Le code est simplifié grâce à la notion d’« héritage ». Ainsi, une personne générique pourra recevoir deux propriétés spécifiques, desquelles pourront découler des sous-objets (sous-items) homme ou femme. La programmation orientée objet permet donc de représenter des objets avec leurs relations (comment ils communiquent entre eux) et fonctionnalités (ce qu’ils pourront faire). Dans le champ des logiciels de création, le « langage objet » permet de découper la programmation d’une interface visuelle en petites unités paramétrables, les fenêtres peuvent ainsi recevoir plusieurs tailles, couleurs, bordures. Un ensemble de règles permet de normer leur manipulation340.
Cette structuration du code va avoir des conséquences fondamentales sur l’approche des logiciels. L’équipe de développement d’un programme comme Word est ainsi divisée en petits groupes, qui prennent chacun en charge une fonction-icône341. Chaque itération (mise à jour) du logiciel ajoute de nouvelles fonctionnalités à celles existantes, ce qui peut conduire à rendre le logiciel obèse (bloated) [ Fig. 174 ]. La valeur d’un programme informatique tiendrait alors dans le nombre d’actions disponibles dans des listes ordonnées et séparées en catégories. Chaque nouvelle version de ce type de programme consiste ainsi à réorganiser la classification des menus en y rajoutant des lignes, et rarement en en soustrayant. L’interface graphique résulte d’une logique traditionnelle de division du travail, où la vue d’ensemble du projet n’est pas partagée par les développeurs-exécutants. L’agglomération de petites fonctions produit un éclatement de l’attention. Matthew Fuller se livre ainsi à une description détaillée des composants visuels employés342. La double barre de fonctions agglomère une multitude d’icônes incohérentes, tant dans leur fonction que dans leur apparence. L’utilisation de caractères typographiques voisine avec des formes bi ou tridimensionnelles. L’apprentissage de Word se fera donc essentiellement par mémorisation de l’emplacement et de l’apparence des dites icônes, dont l’activation déclenchera une action déterminée. Pour Matthew Fuller, cet encombrement visuel ne favorise pas l’élaboration de textes singuliers et restreint ce que l’on peut écrire.
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331
L. Manovich, Software takes command, op. cit., p. 44 : « Accordingly, Kay calls computers the first metamedium whose content is “a wide range of already-existing and not-yet-invented media.” » ↩
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332
Ibid., p. 95 : « In other words, the pioneers of computational media did not have the goal of making the computer into a « remediation machine » which would simply represent older media in new ways. Instead, knowing well the new capabilities provided by digital computers, they set out to create fundamentally new kinds of media for expression and communication. » ↩
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333
Ibid., p. 61 : « Therefore, rather than only looking at the “output” of software-based cultural practices, we need to consider software itself — since it allows people to work with media in a number of historically unprecedented ways. So while on the level of appearance computational media indeed often remediate (i.e.represent) previous media, the software environment in which this media “lives” is very different. » Traduction de l’auteur. ↩
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334
Ibid., p. 95 : « […] we can say that rather than moving from an imitation of older media to finding its own language, computational media was from the very beginning speaking a new language. » ↩
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335
M. Fuller, « It Looks Like You’re Writing a Letter », dans : Behind the blip. Essays on the culture of software, New York, Autonomedia, 2003, p. 137-165. ↩
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336
Citons pour exemple Apple iBooks et son utilisation de l’apparence fantasmée du livre papier et des bibliothèques en bois. ↩
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337
A. Cooper, « The myth of metaphor » [1995], trad. de l’anglais par M. Wathieu. ↩
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338
J. Johnson, Designing with the Mind in Mind. Simple Guide to Understanding User Interface Design Rules, Burlington, Morgan Kaufmann, 2010, p. 135 : « A conceptual model explains the function of the software and what concepts people need to be aware of in order to use it. […] The more direct the mapping between the tool’s concepts and those of the tasks it is intended to support, the less translating users will have to do, and the easier the tool will be to learn. After you have designed a conceptual model that is task-focused, as simple as possible, and as consistent as possible, you can design a user interface for it that minimizes the time and experience required for using the application to become an automatic process. » Traduction de l’auteur. ↩
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339
Pour élaborer le langage formel SmallTalk, Alan Kay s’appuya sur le simula, créé par Ole-Johan Dahl et Kristen Nygaard au début des années 1960. ↩
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340
Pour plus d’informations sur la « programmation orientée objet », on pourra se référer à : « Tutoriels POO », Site du zéro. ↩
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341
Il en est de même dans les dessins animés de Walt Disney, où chaque personnage imaginaire est sous la responsabilité d’un animateur principal. Il le fera se mouvoir de façon ostentatoire afin de faire état de ses compétences techniques, parfois au détriment de la cohérence d’ensemble du film. ↩
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342
Son article date de 2000, ce qui laisse à penser qu’il décrit Word 2000. Ses observations restent néanmoins globalement justes. ↩