Le projet comme rejet
L’enfant rejeté, le rejeton, va permettre de distinguer plusieurs façons de faire projet en architecture et en design. Toute une chaîne de pensée occidentale considère le projet comme la primauté de l’eidos sur le sensible. Cette conception inaperçue évacue les tensions du rejet au profit d’une fluidité de la réalisation. Dès lors, comment penser un type de conduite de projet en design qui travaillerait à partir de polarités différentes ? Comment faire projet sans accorder une primauté, une importance capitale à la conception mentale et solitaire, ce visible sans visibilité des eidos ? C’est tout l’histoire du faire qui est ici convoquée, vertigineux abîme où les trois natures (sensible, intelligible, khôra) se croisent à des problèmes de traduction, la langue française étant elle-même hantée par le grec et le latin. Avoir une idée « en » une langue599, elle-même plurielle, toujours supplémentée, c’est mettre en jeu du déjà là, du passé que l’on rumine. Ce qui se joue ici, c’est une discussion sur comment commencer. Avoir une idée, concevoir, prévoir, faire. Faire quelque chose, faire en quelque chose, en faire quelque chose. Le supplément est ce qui rend inopérant un projet visant à restreindre son extériorité. Si parler c’est déjà « commencer à deux600 », une conduite de projet devra accepter de faire avec le « en », avec autre chose que l’idée. « Rejeté » dans un monde où il s’actualise, le projet se trouve pris dans une tension fondatrice.
D’où suit que le terme de création en est venu à recouvrir celui d’invention ? Khôra qui est matière tout aussi bien que le lieu de la matière est le rejeton, l’oubliée du projet. Qu’on songe à ces bâtiments conçus dans l’abstraction d’un logiciel, où la réussite du chantier ne se mesure qu’à l’aune d’une fidélité mimétique envers l’image dite de synthèse601 [ Fig. 220 et Fig. 225 ]. Qu’on songe aussi à des films où le script est un rail que le réalisateur déroule sans détour possible. Ou encore : à la reconnaissance algorithmique d’un visage dans une photographie numérique. À une application pour un terminal mobile qui collecte passivement des données comportementales. À une entrée de métro où s’affairent des usagers et non des personnes. À une voiture qui ne se conduit plus, qui démarre et se dirige seule. À un logiciel de présentations de données qui ne permet pas d’afficher plus de quelques mots par page. Dans ces quelques exemples, un jeu est en souffrance, une prévision le retient. Le rejeton est le supplément qui déroute le projet. La prévision comprise comme parole originaire, hors-sol, doit faire face à un commencement « hybride, bâtard, corrompu » (Derrida). De la même façon, nous pouvons définir le « dispositif602 » comme ce qui retient une divergence. Lieu du non-lieu des polarités, khôra permet de penser une situation où faire advenir des choses non prévues. Il s’agira moins d’agir après-coup que de penser en amont des situations où le dispositif serait envisagé comme un matériau, comme une matière « en quoi quelque chose devient ». De ce réceptacle, le projet devra-t-il garder quelque trace ?
Le type de lieu que khôra nous permet de penser s’oppose à la conception d’un monde prévu dans tous ses aspects et donc sans avenir. De ce processus du devenir, il sera question de garder trace, non pas conservation mais parution d’une activité qui, en tant qu’elle a eu lieu, continue à avoir lieu. Dans le domaine littéraire, Walter Benjamin parle de la « traduction » de l’original comme « représentation [du] germe de sa création603 ». De cette création qui n’est plus tout à fait une création, rappelons également que Derrida parle de « croissance » et de « complément604 ». Si la découverte d’une invention est une opération seconde, de quoi ce supplément garde-t-il trace ? Le type de projet que nous essayons de cerner manifeste un complément, un débord.
Il y aurait architecture [ou design] pour autant que quelque chose qui a lieu aurait été précédé, de manière plus ou moins archivée et, ainsi, plus ou moins authentifiée – cela peut aller de la maquette au simple schéma, du plan au seul dessein, voire juste à l’intention – par autre chose […]605.
Le rapport du design au designo est ici travaillé dans un sens paradoxal, où la prévision, ce qui donne sens au mot projet (jeter dans le monde une idée) s’évalue au regard de ce qu’il y eut, de ce qui a « précédé ». De ce qu’il y a avant le projet, le projet devrait rendre trace, ou plutôt rendre compte. Quelque chose préexiste au projet dont il doit rendre compte. Le projet se fait en un monde qui ne saurait échapper à un travail, au sens où l’effort du travail, une certaine façon d’éprouver ce qui se fait (fût-ce en souffrance) passe, s’éprouve à nouveau, peut s’éprouver par celui qui n’est pas signataire du projet. Celui que l’on nomme habituellement designer ferait ainsi l’épreuve du devenir, en permettant à ses productions de devenir, de faire advenir. Ces « moments de croissance » (Derrida) ne peuvent advenir que si l’original, le projet, est intrinsèquement inachevé, inachevable.
On pourra donc distinguer entre des façons de faire du numérique qui prennent l’apparence de totalités achevées et fermées, et d’autres qui font l’épreuve de « l’improbable606 », où le projet se fait matière d’autres projets. De cette matière, la technique comprise comme « défaut » doit répondre. Rien ne dit qu’un projet doive nécessairement se faire dans une retraite individuelle, dans un retrait de la pensée, ce que Michel de Certeau nomme « lieu propre607 » pour désigner la pensée stratégique. S’il est possible de « commencer à deux », c’est que « la technique ne forme pas dans le concret de ses dispositions un tout aussi unique dans le principe de son concept général608 ». Autrement dit, la technique ne peut se laisser réduire à des concepts abstraits. Point de technique sans divergence, sans tensions, sans supplémentarité d’un deuxième (troisième, etc.) terme. Il s’agit ici d’affranchir le design du dessein (du designo). La maquette, le modèle, n’y seraient pas des réductions d’un après qui n’aurait plus qu’à être « appliqué ». On pourra désormais peser ce que les termes de « création » et « d’assistance » présupposent. Réduire le projet à l’application d’une projection, économiser le supplément, refuser l’idée d’un travail en excès, n’est-ce pas délimiter donc restreindre ce qui n’est pas ? Si ce qui n’est pas est déjà prévu dans ce qui est (le designo), quelle place pour le « rejeton » ?
L’histoire réelle de cet art [l’architecture] montre que jamais rien n’a été effectivement pré-vu, que rien ne finit par se produire ainsi que voulu par l’architecte défini comme « maître et possesseur » de moyens productifs. Rien ne se ramène au projet considéré comme tel. […] Un tel manque ne saurait être comblé par un surcroît de prévision, surcroît qui ne pourrait se manifester qu’en supplément d’attention aux scénarios, maquettes, présentations, etc609.
Penser « la présence du matriciel610 » implique qu’un projet « authentique » devrait rendre compte d’une façon ou d’une autre de ce en quoi il y a eu lieu. Le commencement du projet a affaire à ce qu’il faut « pour commencer ». Rendre compte d’un lieu, d’une matrice, d’un milieu. On s’intéressera alors à des projets rejetés, à ce qu’un projet rejette dans le projet-même. L’activité de conception n’est pas à rejeter, au sens où il n’est pas dit que les maquettes, schémas, croquis ne puissent pas être d’une autre nature que celle d’une extériorité créatrice invisible. Il nous intéresse d’étudier comment ces activités pourraient être d’un autre ordre que la prévision, comment elles font retour dans le projet pour en constituer la matière-même :
Les skhemata [schèmes] sont les figures découpées et imprimées dans la khôra, les formes qui l’informent. Elles lui reviennent sans lui appartenir611.
Lire ce genre de texte depuis une position de designer nous interroge. La tâche du designer serait de renseigner sur les « matrices » et de penser leur présence au sein des objets et des environnements. En faisant état des modes et procédés de réalisation des objets, les designers peuvent nous renseigner à propos de leurs processus de fabrication. De la même façon, les programmes numériques dont on ne sait habituellement pas grand-chose peuvent s’apparenter sur certains points à khôra. Pour étudier cela, il conviendra de faire retour sur différentes formes temporelles de projets. Tracer ces rapprochements permettra de discuter l’hypothèse d’une conception du numérique comme matière engagée dans un devenir.
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599
G. Deleuze : « Qu’est-ce qu’avoir une idée en quelque chose ? », dans : « Qu’est-ce qu’un acte de création ? », conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Fémis, Paris, 17 mai 1987. ↩
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600
P.-D. Huyghe, op. cit. ↩
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601
S. Fétro : « Étude critique du merveilleux en design. Tours et détours dans les pratiques d’assistance au projet », Thèse dirigée par P.-D. Huyghe, Paris, Université Paris 1, UFR Arts-Plastiques, 2011, p. 203-204 : « La publicité et la promotion immobilière, qui s’appuient sur les possibilités offertes par les programmes informatiques, encouragent dans une large mesure une production d’images ‹ arrangées ›, consistant à enjoliver une situation. […] Ici l’écart entre l’image projetée et la réalité projetée et la réalité ne correspond en rien à la distance que peut offrir la représentation dessinée. Il équivaut plutôt à une occultation mal intentionnée d’informations. » ↩
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602
G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? [2006], Paris, Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque, 2007. ↩
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603
W. Benjamin, « La tâche du traducteur » [1923], dans : Œuvres 1, textes réunis sous la direction de R. Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2007 p. 259. ↩
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604
J. Derrida, « Des tours de Babel », dans : Difference and Translation, Ithaca, Cornwell Press, Joseph Graham, 1985, p. 232 : « La traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il s’y complétera en s’agrandissant. […] La croissance doit accomplir, remplir, compléter. » ↩
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605
P.-D. Huyghe, Commencer à deux, op. cit, p. 16. ↩
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606
Y. Bonnefoy, L’improbable [1980], Paris, Mercure de France, 1992. ↩
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607
M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire [1980-1990], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 46. ↩
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608
P.-D. Huyghe, Commencer à deux, op. cit, p. 38. ↩
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609
Ibid., p. 56-57. ↩
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610
Ibid., p. 51. ↩
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611
J. Derrida, Khôra, op. cit., p. 27. ↩