La notion de matière dans le Timée
La question posée ici est moins celle de la crainte des automatismes que de leur possible contournement. La hantise d’un monde soumis à un automatisme travaille Platon dans le Timée. Le choix de cet ouvrage comme référence principale de ce chapitre nous détache pour un temps du vocabulaire dominant de l’époque. La pensée d’une « matière » créatrice permet de prendre du recul sur des techniques de plus en plus adhérentes, qui tendent à se constituer en « milieu580 ». Autrement dit : au lieu de penser le numérique comme un milieu, ne devrions nous pas l’envisager comme une matière ? Même si ce vocabulaire n’est évidemment pas celui de Platon, un ouvrage comme le Timée permet une telle lecture. Dans ce récit mythique de la création du monde, Platon établit que le monde est l’œuvre d’un démiurge (d’un dieu créateur, aussi appelé « architecte »), et non pas le fait d’un automatisme, d’une génération :
[Le monde] a-t-il toujours été, sans aucun principe de génération ? Ou bien a-t-il été engendré, tirant son origine d’un principe ? Il a été engendré, car on peut le voir et le toucher et par suite il a un corps. Or, tout ce qui est tel est sensible. Et ce qui est sensible, ce qui est appréhendé par l’opinion au terme d’une perception sensible, cela, nous venons de le voir est engendré et sujet à la naissance. Pour sa part, ce qui est engendré, c’est, disons-nous nécessairement par l’action d’une cause que cela est engendré581.
Séparer ces deux termes permet de penser qu’un monde soumis à un jeu sans accidents n’est pas souhaitable. Le Timée permet à Platon d’exposer les relations entre le sensible et l’intelligible. Dieu travailleur, le « démiurge » associe les quatre éléments (terre, air, eau et feu) à des polyèdres réguliers [ Fig. 218 ], formes géométriques éternelles dont les agencements et reconfigurations constituent le monde tel qu’il nous apparaît. Cette « participation » fait de l’image sensible une construction mathématique. Ce sont les mathématiques qui apportent au sensible la permanence de l’intelligible. Le grand architecte ne créé pas un monde à partir de rien, mais organise le disparate. Il est le garant d’un ordre prenant modèle sur la permanence éternelle des Idées (eidos). Ce qui va distinguer le sensible de l’intelligible, c’est que les solides platoniciens doivent s’incarner dans une matière pour devenir perceptibles. Un des enjeux du Timée sera de situer cette modalisation, ce point d’achoppement entre le continu (le calcul) et le discontinu (le monde).
Une telle distinction mérite examen. Pour reprendre les termes de Luc Brisson, « à quelles conditions peut-on parler de ‹ matière › dans le Timée de Platon582 ? » Le Timée, précise Luc Brisson, est le seul dialogue où le terme de matière reçoit un sens philosophique. Sa traduction est problématique. Là où le latin parle de materia, le grec propose avec hulê583 une racine différente. Contrairement à Aristote qui donne à hulê un sens philosophique en la séparant de la forme (morphê), Platon emploie le terme de khôra en un sens qui rapproche la matière de la notion de lieu. Elle est l’articulation nécessaire entre l’intelligible (le modèle) et le sensible (la copie du modèle) :
En effet, nous avions alors distingué deux genres d’être ; or, il nous faut maintenant en découvrir un autre, un troisième. […] Quelle propriété faut-il supposer qu’elle présente naturellement ? […] De tout ce qui est soumis à la génération elle est le réceptacle, et, pour employer une image, la nourrice. Dès lors, comment pourrions-nous dire pareille chose, de quelle manière et avec quel embarras bien justifié584 ?
Le caractère mythique et métaphorique du récit et les problèmes de traduction compliquent l’interprétation d’une notion décrite par l’auteur comme « difficile ». Les quatre éléments, qui sont toujours fuyants, ont chacun un nom pour désigner ce qui demeure malgré la diversité de leurs aspects. Ainsi, d’objets faits en or, on ne peut dire de façon certaine qu’ils perdurent au-delà du fait d’être en or. Ces êtres, dit Platon, ne sont pas réels car ils « changent au moment même où on les produit ». Il faudra donc s’intéresser à « ce en quoi » se produisent les choses :
C’est bien le même type de discours qu’on doit tenir quand on parle de ce qui reçoit tous les corps. Il faut toujours lui donner le même nom ; car elle ne perd absolument aucune des propriétés qui sont les siennes. Toujours en effet elle reçoit toutes les choses, et jamais en aucune manière sous aucun rapport elle ne prend une forme qui ressemble à rien de ce qui peut entrer en elle. Par nature, en effet elle se présente comme le porte-empreinte de toutes choses. Modifiée et découpée en figures par les choses qui entrent en elle, elle apparaît par suite tantôt sous un aspect tantôt sous un autre. Les choses qui entrent en elle et qui en sortent sont des imitations de réalités éternelles, des empreintes qui proviennent de ces réalités éternelles d’une manière qu’il n’est pas facile de décrire […]. Pour le moment donc, il faut se mettre dans la tête qu’il y a trois choses : ce qui devient, ce en quoi cela devient, et ce à la ressemblance de quoi naît ce qui devient585.
Les choses ont un devenir (elles apparaissent et disparaissent), les Idées, éternelles, ne sont pas soumises à la temporalité, et la « khôra » est le lieu où prend forme le devenir. Désignée par des termes comme « matrice », « réceptacle » ou « nourrice586 », cette nature ambiguë est pour Platon « ce en quoi quelque chose devient ». Ce lieu problématique est celui d’une « réceptacle » particulier, qui peut tout recevoir. Il ne ressemble à rien car il est susceptible de former toutes les variétés d’« empreintes ». « Dépourvue de forme587 », la khôra n’imprime pas ses traits sur les choses. L’empreinte qu’elle réalise n’est pas reliable à une matérialité repérable et singulière588. La khôra est le paradigme de la neutralité, impersonnelle, matrice universelle et parfaitement lisse. Ce lieu d’où entrent et sortent des choses est difficile à saisir, et donc à nommer. Jacques Derrida fait de la khôra un ineffable, car la penser, la nommer, c’est déjà la délimiter, l’identifier. La khôra est le nom de cet imprévisible qui fait diverger nos catégories de pensée. L’analyse qu’en donne Derrida est celle d’une échappée des « genres ». La khôra, ou plutôt khôra589 est ce qui ne relève pas de l’opposition logos/mythos (logique/mythe). Khôra s’oppose à toute binarité, refuse les oppositions. Ce « réceptacle de réceptacles590 » constitue le lieu des paradoxes591, « lieu de tout site » :
Pré-originaire, avant et hors de toute génération, elle n’a même plus le sens d’un passé, d’un présent passé. Avant ne signifie aucune antériorité temporelle. Le rapport d’indépendance, le non-rapport ressemble davantage à celui de l’intervalle ou de l’espacement au regard de ce qui s’y loge pour y être reçu592.
L’intervalle dont parle Platon n’est pas celui d’une linéarité temporelle, d’un temps fluidifié. Il échappe à l’idée de passé et de présent, et rend donc problématique tout discours rationnel à son propos. Par un détour via Heidegger, Derrida commente longuement cette primauté accordée à la raison. Khôra met en doute le logos, et ce vacillement ne peut avoir lieu que dans un type d’écriture non sérieuse, à savoir de type mythologique. Il s’agit là d’un « jeu sérieux593 », qui ne répond pas de l’opposition entre la fiction et le sérieux philosophique. Le démiurge travaille à partir d’entités éternelles (eidos, que Derrida nomme aussi « paradigmes ») dont il ne réalise que des variations sur le mode de la vraisemblance (ce qui s’oppose à la vérité). Le logos se trouve pris dans ce mouvement du vraisemblable. Si donc le discours analytique malgré lui est emporté dans le devenir du mythe, khôra ouvre un mythe dans le mythe, un abîme qui n’est ni vrai ni vraisemblable :
Le discours sur la khôra, tel qu’il se présente, ne procède pas du logos naturel ou légitime, plutôt d’un raisonnement hybride, bâtard […] voire corrompu594.
Ce que dit Vernant à propos du mythe peut tout aussi bien se lire à propos de khôra :
[…] une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. Comment formuler, voire formaliser ces opérations de bascule qui renversent un terme dans son contraire tout en les maintenant à d’autres points de vue à distance ? Il revenait au mythologue de dresser […] une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou non, une logique autre que la logique du logos595.
Khôra est un principe qui ne se confond ni avec l’intelligible ou le sensible, mais qui leur emprunte des caractéristiques. Réceptacle, emprunt, empreinte, tout un jeu problématique de métaphores séminales et familiales parcourt le texte. Khôra est le « rejeton » d’un père (l’intelligible) et d’une mère (le sensible). Étrange terme que ce « rejeton », qui apparaît dans la traduction de Luc Brisson596 à la place d’« enfant » :
Et tout naturellement il convient de comparer le réceptacle à une mère, le modèle au père et la nature qui tient le milieu entre les deux au rejeton […]597.
Khôra est rejetée dans le monde, projetée au dehors de l’intelligible. Cette différence permet de comprendre le rapprochement que fait Pierre-Damien Huyghe entre rejeton et projet :
D’autre part – n’oublions pas ce verso du geste intellectuel platonicien –, le même a déclaré « rejeton », « rejet » ce qui a non pas trouvé forme mais reçu son terme « en » une chôra [khôra] certes porteuse et accueillante mais aussi bien exclue de la fonction d’avoir à proprement former ce qui accouche en elle. […] Ce que « eidos » signifie, ce n’est pas ce qui a les traits ou l’aspect de la chôra, laquelle, justement n’a ni trait ni aspect et n’est pas, pour cette raison, visible. Autrement dit, eidos, à l’inverse de chôra, a trait ou aspect. Eidos est le visible même. Mais c’est le visible – n’oublions pas encore une fois le verso – sans rejeton. Ou le visible sans le rejet, le visible non rejeté et en fait, puisque la métaphore de la génération et l’idée de descendance travaillent manifestement dans toute cette mise en chaîne du pensable, le visible non encore réalisé, non encore rejeté dans le monde598.
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580
Un milieu, comme son nom l’indique, est une étendue sans distanciation possible. Pensons par exemple aux poissons « immergés » dans l’eau, qui n’ont pas conscience de leur « milieu » aquatique. ↩
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581
Platon, Timée, dans : Timée, Critias, trad. du grec par L. Brisson, Paris, gf Flammarion, coll. Philosophie, 1999, p. 116. ↩
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582
L. Brisson, « À quelles conditions peut-on parler de ‹ matière › dans le Timée de Platon ? », Revue de métaphysique et de morale, no 37, 2003, p. 5-21. ↩
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583
Littéralement : bois ou forêt. Les transcriptions phonétiques du grec diffèrent sur l’attribution des accents. ↩
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584
Platon, Timée, dans : Timée, Critias, trad. du grec par L. Brisson, op. cit., p. 146-147. ↩
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585
Ibid., p. 149. ↩
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586
Les traductions divergentes sont le signe d’une difficulté à la nommer précisément. ↩
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587
Ibid., p. 150 : « l’entité en quoi vient se déposer cette empreinte ne saurait être convenablement disposée que si elle est absolument dépourvue des formes de toutes les espèces des choses qu’elle est susceptible de recevoir par ailleurs. » ↩
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588
La fonction d’index qu’attribuent Rosalind Krauss et Philippe Dubois à la photographie argentique (mais pas seulement) est ici inopérante. Voir : R. Krauss, « Notes sur l’index » [1977], dans : L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes [1985], trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, Paris, Macula, 1993, p. 65-92. ↩
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589
J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, coll. Incises, 1993, p. 29-30 : « L’article défini présuppose l’existence d’une chose, l’étant khôra auquel, à travers un nom commun, il serait facile de se référer. Or ce qui est dit de khôra, c’est que ce nom ne désigne aucun des types d’étant […] reçus par […] le logos ontologique qui fait la loi dans le Timée. » ↩
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590
Ibid., p. 75. ↩
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591
Derrida conclura son commentaire de texte en faisant d’Athènes une possible incarnation de ce lieu. ↩
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592
Ibid., p. 92. ↩
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593
Ibid., p. 66 : « Ces deux motifs [le jeu du mythe et l’instabilité du logos] s’enchevêtrent nécessairement, ce qui donne au jeu son sérieux et au sérieux son jeu. » ↩
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594
Ibid., p. 17. ↩
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595
J.-P. Vernant, « Raisons du mythe », dans : Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, p. 250. ↩
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596
Comparons avec une autre traduction : Platon, Timée, dans : Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, édition établie par É. Chambry, trad. du grec par A. Rivaud [1925], Paris, GF Flammarion, 2008, p. 429 : « En outre, on peut justement assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant. » ↩
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597
L. Brisson, « À quelles conditions peut-on parler de ‹ matière › dans le Timée de Platon ? », op. cit., p. 9. ↩
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598
P.-D. Huyghe, Commencer à deux, Paris, Mix, coll. Gris, 2009, p. 47-48. ↩