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Élément conceptuel 4

Conception et projet

Un certain nombre de critiques adressées «au numérique» visent à l’envisager comme une adversité, rejouant ainsi des vieilles craintes quant à une déshumanisation provoquée par les machines575. Bien que ces propos puissent se comprendre, il nous semble inopportun de suivre un tel parti. Si nous admettons qu’une technique n’est pas neutre, qu’elle peut être porteuse d’idéologies, de formes symboliques ou de menaces, il nous importe de toujours pouvoir la travailler dans des directions qui ne sont pas celles d’un emploi ou d’une économie. Par conséquent, il importe moins de s’opposer ou d’adhérer à la technique que de se demander de quelles façons il est soutenable de se conduire avec elle. Aussi, l’enjeu d’un travail critique des techniques numériques ne saurait consister en une distinction de principe entre l’homme et la machine, où il s’agirait pour l’homme de dominer ou de maîtriser son «milieu» technique. Il n’est pas question non plus de nous livrer à la nostalgie d’un monde qui aurait été mieux avant, ou de chercher à stabiliser l’ordre technique existant. Si l’homme est un être «en défaut576», cela signifie qu’il nous faut écarter des façons de faire avec la technique qui visent à combler ou à achever ses «besoins», et par là même son existence. Pour que des «conduites techniques» puissent exister, il faut que l’humanité soit capable de se diriger par elle-même. Afin que de telles situations soient possibles, il conviendra de s’interroger sur la parution des programmes numériques. Comment s’exercer dans un monde où la technique se retire de la visibilité?

Si l’on comprend le numérique comme une puissance de parution qui, en tant que telle, n’apparaît pas directement à la vue, on pourra alors essayer de comprendre une partie des craintes qu’il suscite. Ces inquiétudes quant à une machination invisible ne sont pas nouvelles. Dans un texte portant sur la nature de «l’espace public», Hannah Arendt, pose que la distinction entre ce qui espace et ce qui rassemble est à la base de toute société et donc de toute politique:

La réalité du domaine public repose sur la présence simultanée de perspectives, d’aspects innombrables sous lesquels se présente le monde et pour lesquels on ne saurait imaginer ni commune mesure ni commun dénominateur. Car si le monde commun offre à tous un lieu de rencontre, ceux qui s’y présentent y ont des places différentes, et la place de l’un ne coïncide pas plus avec celle d’un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l’espace. Il vaut la peine d’être vu et d’être entendu parce que chacun voit et entend de sa place, qui est différente de toutes les autres. Tel est le sens de la vie publique577.

Si ce qui se passe «entre» les hommes (ce que veut dire le terme d’«interface») devient suspect, susceptible de tromperie [Fig. 217], Fig. 217 comment constituer un espace commun, des lieux où se parler? Sans distinction entre le proche et lointain, comment exister autrement que par des comportements, par des réflexes face à ce qui surgit? Comment être capable de décider, de faire des choix qui ne seront favorables ou justes que dans un avenir fondamentalement imprévu?

Mais comment vient à l’être humain ce sens du lointain ? S’il s’agissait pour lui d’une condition d’existence absolue, si c’était là son être même, il ne serait pas temporel. Ou plutôt : il ne serait pas historique, ouvert au temps, doué d’avenir, avec tout ce que cela implique nécessairement d’incertitude (si l’avenir est connu d’avance, ce n’est pas un avenir, mais une donnée déjà établie, un présent prolongé). Il ne s’ouvrirait certes alors nul risque au devant de son état actuel, mais les notions de questionnement ou de responsabilité seraient de ce fait sans valeur et sans raison. Par conséquent, si l’être humain est temporel et s’il doit faire face à un avenir, le sens du lointain nécessaire à son bonheur n’est pas une donnée spontanée, c’est un fait de culture578.

Serait ainsi mauvais ce qui chercherait à occulter la différence entre le proche et le lointain. Les conséquences esthétiques d’une telle affirmation sont multiples. Il s’agira par exemple de faire paraître les objets pour eux-mêmes, en eux-mêmes, et non pas en fonction de la position du corps humain. Ainsi, un temple grec qui ajusterait en anamorphose l’agencement géométrique de sa façade, de façon à faire percevoir des lignes verticales comme non-fuyantes depuis un point de vue humain, constituerait un «fait de culture» susceptible d’altérer la distinction entre le proche et le lointain. Il s’agirait alors de rétablir l’idée d’une perception consciente des distances spatiales et temporelles de ses environnements. Il ne s’agit pas de viser à réduire où limiter la technique, mais de plaider pour qu’elle apparaisse franchement, pour qu’elle ne soit pas dissimulée. Cette lecture rend possible une conception du virtuel comme occultation de la distinction entre l’ici et l’ailleurs. Il importe de prendre conscience des changements optiques opérés par les inventions techniques. Si penser c’est se mettre en dehors de ses convictions immédiates, une attitude. S’exercer à penser nécessite de mettre en place des zones de jeu, des espacements, des distanciations.

La technique en défaut, ou le défaut originaire de toute technique quant à la suffisance et l’achèvement est ce qui rend nécessaire un réexamen de l’époque technique. Qu’en est-il du numérique à une époque où la réduction en «dispositifs» des programmes fait craindre le risque d’une humanité «désorientée579», incapable de se diriger d’elle-même, sans marges de manœuvres? Comprendre de quoi il retourne derrière ces processus invisibles nous amènera à nous interroger sur les notions de conception et de projet. Le numérique comme matière toujours malléable ne remet-il pas en question notre volonté à prévoir et fixer les choses? Autrement dit: est-il possible de penser une façon de faire du design se situant en dehors des notions de conception et de projet?

  1. 575

    Citons, pour exemple: E. Brynjolfsson, A. McAfee, Race Against the Machine. How the Digital Revolution is Accelerating Innovation, Driving Productivity, and Irreversibly Transforming Employment and the Economy, Cambridge, Digital Frontier Press, 2011. 

  2. 576

    B. Stiegler, La technique et le temps, tome 1, La faute d’Épiméthée, Paris, Galilée, coll. La philosophie en effet, 1994, p. 166: «Du défaut d’unité de l’homme, il faudrait bien plutôt conclure que l’homme ne se définit que négativement, par le trait de cette inhumanité technique qui permet de le différencier sans permettre pourtant de l’identifier.» 

  3. 577

    H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Pocket, coll. Évolution, 2001, p. 97-98. 

  4. 578

    P.-D. Huyghe, «Le sol d’Icare», dans: N. Nel (dir.), Les enjeux du virtuel, coll. Communications, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 19-20. 

  5. 579

    B. Stiegler, La technique et le temps, tome 2, La désorientation, Paris, Galilée, coll. La philosophie en effet, 1996.