Un Web servile
En septembre 2010, Chris Anderson s’inquiète de la restriction des usages applicatifs. Dans une tribune intitulée « The Web Is Dead. Long Live the Internet288 » [ Fig. 115 ], il prend acte que l’on accède aux contenus de moins en moins par des navigateurs web, et de plus en plus depuis des interfaces spécialisées et fermées sur elles-mêmes. On utilise Internet, pas le Web. Il est compliqué de transférer des contenus d’une application à l’autre, étant donné que les api et fonctions sont masquées et « compilées » sous des couches de codes sources non standardisés. Le Web s’était construit sur l’idée de langages libres, ouverts et ouvrables. N’importe quelle machine connectée au Web peut, comme on l’a vu, être à la fois un client (recevoir des informations) et un serveur (en créer, en diffuser). Comme le rappelle Tim Berners Lee, « la fondation [du Web] est l’universalité289 ». Le Web doit être pratiquable depuis n’importe quel machine, pays, nationalité ou handicap.
Au contraire du Web, l’application est propre à un système d’exploitation, voire à une résolution d’écran. Les applications limitent voire annulent la possibilité de faire un lien (hyperlink) vers un contenu précis, ou si elles l’autorisent, cela se fait par des protocoles fermés tel que le bouton like de Facebook. Les contenus pointés par les liens deviennent des données (fermées), susceptibles d’être valorisées financièrement suivant différents procédés290. La fermeture se joue aussi au niveau du masquage des codes sources. Les fonctions tendent à être de plus en plus effectuées côté serveurs. Si elles sont calculées sur la machine physique (téléphone, etc.), le code est médié à de nombreux niveaux. L’imprévu, la dérive, l’inattendu n’ont que peu de place dans ces petites boîtes (le diminutif App). On les télécharge plus qu’on ne les pratique. L’argument commercial d’Apple fait de leur nombre exponentiel une valeur en soi : « Il y a une App pour ça. En fait, plus de 500 000 » (mai 2011). L’utilisateur est vu comme un consommateur de contenus qui ne peut choisir qu’à l’intérieur de systèmes centralisés. Le modèle freemium (on paye pour avoir plus de fonctions) se développe au détriment de la publicité qui, de par son encombrement visuel, fait perdre de l’efficacité. C’est le modèle de la vitesse, du gain de temps. Dans cette optique, certains peuvent ainsi écrire que « Linux est gratuit si votre temps n’a pas de valeur291 ».
Pour protéger leur modèle économique, les concepteurs des « places de marché » réservent des fonctions matérielles aux applications. Début 2012, il est toujours impossible depuis le navigateur ios Safari d’accéder à la webcam292 (caméra) de l’iPhone, aux données stockées, à l’affichage plein écran, etc. Ces limitations font que les applications sont plus complètes et plus rapides que leurs homologues logiciels, car davantage proches du code source du système d’exploitation. Pour tenter de contourner les restrictions des « stores », certains développeurs (dont la fondation Mozilla) tentent de se baser sur les langages de programmation standard comme le html et le jQuery. Ces derniers permettent d’élargir davantage de possibilités, tant en terme d’interactions visuelles (glisser-déposer, animations, typographie, etc.) que matérielles (gestion de la géolocalisation, stockage d’informations hors connexion, etc.). On parle de « Web applicatif », pour désigner le fait d’effectuer dans un navigateur web des tâches auparavant (ou potentiellement) dédiées aux logiciels293. On appelle ainsi SaaS (« Software as a Service », le logiciel comme service) une interface en ligne qui réalise des fonctions similaires à un logiciel. Cela permet de s’affranchir du stockage physique des programmes et des créations. Il nous paraît désormais banal d’effectuer du traitement de texte dans Google Drive (vs Microsoft Word), de gérer ses rendez-vous dans Google Calendar (vs Microsoft Outlook), de consulter ses mails sur GMail (vs Mozilla Thunderbird), de convertir des formats de fichiers vidéo dans Clip Converter (vs Adobe Première), etc. La plupart des fonctions sont effectuées « côté serveur » (côté « éditeur de service » ), les calculs sont ensuite renvoyés effectués. C’est totalement « transparent » pour l’utilisateur, au sens où il ne perçoit pas de différence avec son logiciel, et aussi opaque, au sens où il quasi-impossible de savoir ce qui se fait. Si le « Web applicatif » propriétaire, tout comme le Web, s’appuie majoritairement sur des langages de programmation universels (php, Python, Ruby, etc.), il partage avec les applications l’idée d’une fermeture des usages. Étant donné que tout se passe sur des serveurs privés (comme ceux de Google), il n’est à aucun moment possible de changer l’interface ou de modifier les fonctions. Tout est centralisé et bloqué, encore plus que sur les terminaux mobiles qui peuvent (souvent) être jailbreakés (littéralement : libérés, c’est-à-dire ouverts à l’installation de programmes tiers, donc non-autorisés). Comme le dit Tim O’Reilly :
Souvent, le gagnant sera la société qui atteindra la première une masse critique de données par agrégation des utilisateurs et convertira cet avantage en services294.
La spécialisation des applications sous forme de tâches simples permet de qualifier comme services des programmes (« SaaS » ). Ce qui se joue ici, c’est le passage de machines « client/serveur » vers un Web de services. Mais que veut dire un logiciel qui devient service, un Web qui devient appliqué ? De quoi le Web fait-il service ? Comme l’indique Montaigne dans la lumineuse ouverture de ses Essais :
Au lecteur. Voici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès le début que je ne m’y suis fixé aucun autre but que personnel et privé ; je ne m’y suis pas soucié, ni de te rendre service, ni de ma propre gloire : mes forces ne sont pas à la hauteur d’un tel dessein. Je l’ai dévolu à l’usage particulier de mes parents et de mes amis pour qu’[…] ils puissent y retrouver les traits de mon comportement et de mon caractère, et que grâce à lui ils entretiennent de façon plus vivante et plus complète la connaissance qu’ils ont eue de moi295.
Montaigne écarte le mot service pour y préférer celui d’usage. Cette préférence indique une inclinaison plus modeste que le fait de s’adresser au plus grand nombre, ce que récuse Montaigne (l’intelligence s’oppose à la pensée commune). Le service aurait ici à voir avec une portée universelle qui serait aussi une forme de sujétion. Le mot service, présent dans les anciennes éditions de Montaigne, est ainsi traduit par « moyen » par Guy Jacquesson :
La sujétion réelle et effective ne concerne que ceux d’entre nous qui s’y soumettent, et qui aiment à s’honorer et s’enrichir par ce moyen. Car il est aussi libre que le duc de Venise, celui qui veut rester tapi chez lui et sait conduire sa maison sans querelles ni procès. « La servitude enchaîne bien peu d’hommes, mais nombreux sont ceux qui s’y enchaînent. » [Sénèque]296
Du service au servile, on entend la servitude dans l’origine latine servitium. Le service a à voir avec la subordination (le service vassalique). Montaigne, via Sénèque, rappelle avec justesse que l’homme cherche volontairement la servitude. Le service comme inclinaison personnelle pourrait ainsi expliquer le succès de dispositifs restrictifs et enchaînants tels que le sont les applications en ligne. Celui qui est « au service de » n’est pas libre, il cherche, dit Montaigne, à « s’enrichir ». Le servile enrichit par retour ce qu’il sert. La liberté n’est pas affaire de richesse, elle a à voir avec des conduites (« conduire sa maison »). La soumission serait du côté du comportement, même si chez Montaigne cette opposition n’est pas explicitement nommée.
C’est là [Carthage] que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses. […] Ce sont plutôt ceux [les fruits sauvages] que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages »297.
Le comportement « ordinaire » produit des fruits vus comme « parfaits ». L’homme au service de serait alors vu comme ce qui ne peut pas ne pas effectuer ce à quoi il sert. La servilité sujétise, fait d’une personne quelque chose qui ne peut pas ne pas servir. Le service est ici l’action de faire fonctionner quelque chose. Dans le fonctionnement « parfait » (optimisé298) du Web applicatif quelque chose nous prive de la liberté de « conduire [notre] maison ». Google croit nous faire trouver dans son Chromebook qui « exécute des milliers d’applications Web299 » « l’usage parfait et incomparable pour toutes choses » (Montaigne). L’illusion du « parfait » (simplicité, sécurité, efficacité) incite à nous enchaîner à des services. Le fantasme du « super logiciel » qui sait tout faire remplace celui du « super-ordinateur », qui répond à toutes les questions.
Cette tendance à éloigner l’humain de son rapport à la technique va se poursuivre dans la volonté de stocker les données en dehors des mémoires des objets numériques. L’ordinateur personnel (« personnal computer300 »), sous sa forme commune, est depuis quelques années concurrencé par la multiplication des terminaux mobiles. Les logiciels, configurations systèmes et données sont fragmentés et dupliqués sur des machines différentes. Pour résoudre ces problèmes, le cloud computing (littéralement : l’informatique dans les nuages) entend proposer une vision ubiquitaire de l’informatique, où chaque programme et donnée serait accessible de n’importe où, à n’importe quel moment. Le mot cloud a été poussé par des initiatives privées, pour créer une supposée nouveauté à partir de technologies qui existaient déjà. Ce n’est ni plus ni moins qu’un serveur qu’on ne peut pas contrôler. Le cloud apporte des avancées certaines en termes d’usages (et de soi-disant sécurité) en même temps qu’il opère un recul des pratiques. Le cloud retire aux ordinateurs une part de leur faculté de calcul, qui se trouve déportée sur des machines externalisées. Tout comme l’application nous retire la possibilité de créer des liens hypertextes, le cloud détruit progressivement la notion de fichier (les documents sont stockés sur des serveurs privés). Il est parfois impossible de les récupérer « en local » (sur son disque dur) ou, si cela est autorisé301, (et non pas incité), la structuration du code source du fichier peut le rendre inutilisable. Le cloud renvoie directement au Minitel, qui ne comprenait ni stockage de données ni processeur de calcul302. Au-delà des problèmes de restrictions et de centralisation, se pose aussi la question écologique. Le cloud repose sur des sources énergétiques majoritairement centralisées (centrales nucléaires, hydroélectriques ou à charbon) alors que le home computing peut plus facilement (car on a le choix) être alimenté par des sources dites alternatives (solaire, éolien, etc.). De plus, le foyer comprend déjà des équipements restant allumés 24h/24 tels que les box Internet, qui pourraient très bien être appareillées pour faire plus que du simple accès au réseau. Si le cloud computing incarne la concentration des capitaux et forces de production, le home computing est du côté de l’interopérabilité, qui permet à des machines diverses donc différentes de fonctionner ensemble, ce qui n’est, après tout, que la base du Web (standardisation et accessibilité des langages).
Les applications et le cloud computing partagent l’idée d’une mise à disposition efficace de leurs programmes. Cette programmatique dans le temps et dans l’espace a pour conséquence paradoxale de nécessiter toujours plus médiation pour se rendre disponible. Ainsi, le navigateur web Amazon Silk303 [ Fig. 141 ] de la tablette tactile Amazon Kindle Fire, sortie en novembre 2011, se base sur le cloud (aws, les serveurs d’Amazon Web Service) pour afficher plus rapidement des pages web. Ce « split browser » (navigateur hybride) opère une répartition des calculs entre la machine (la tablette) et les serveurs d’Amazon dédiés au calcul. Amazon s’interpose donc entre le client et le serveur, ou plutôt, il intercale ses serveurs entre ceux hébergeant les sites consultés et la tablette. Il se base sur l’historique des sites les plus consultés pour bâtir un index des préférences, et savoir quelles pages actualiser. Celles-ci sont régulièrement traitées par les serveurs d’Amazon pour êtres allégées (compression des images et du code source) puis renvoyées vers la tablette avec ajouts de publicités par Amazon. Ces copies des pages sont automatiquement envoyées dans la tablette lorsqu’une connexion web est disponible. Ainsi, l’utilisateur ouvrant son navigateur a l’impression que tout se charge plus vite, alors qu’il n’a accès qu’à des version statiques des pages (au sens où le code source rendu homogène est stocké dans la tablette). Cette conception d’un navigateur dans le cloud revient à intercaler un tiers non maîtrisable entre le client et le serveur. Sous couvert de confort d’utilisation, ce dispositif entraîne un certain nombre de reculs tant techniques qu’éthiques (à supposer que ces deux termes soient séparables) :
– Perte d’indépendance technique (on ne peut pas maîtriser le traitement des pages car il s’effectue ailleurs) ;
– Accentuation des failles de sécurité par l’emploi d’un prestataire là où il n’y en avait pas auparavant (remise en cause des principes d’authentification, de cryptage, etc.) ;
– Le coût additionnel de ce service qui sera forcément facturé quelque part (les publicités) ;
– L’inclusion (injection) d’éléments non désirés (non-objectifs) au sein du code source (les publicités, encore) ;
– La possibilité de conserver, rediriger ou censurer tous types de contenus (même si ce n’est pas effectif, cela n’est pas souhaitable).
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288
C. Anderson, « The Web Is Dead. Long Live the Internet », Wired, septembre 2010. Chris Anderson est le rédacteur en chef du magazine Wired. ↩
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289
T. Berners-Lee, « Long Live the Web : A Call for Continued Open Standards and Neutrality », Scientific American, novembre 2010. ↩
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290
La plupart des applications de l’App Store sont gratuites (les 3/4 de l’App Store). Pour autant, beaucoup échangent l’absence de prix contre l’exploitation de données personnelles : c’est une fausse gratuité. ↩
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291
J. Zawinski, « Mouthing off about Linux », 2000 : « But as we all know, Linux is only free if your time has no value, and I find that my time is better spent doing things other than the endless moving-target-upgrade dance. » ↩
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292
Appareil photo servant aussi à filmer. ↩
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293
Cette poussée date d’une dizaine d’années, avec les technologies point net de Microsoft, qui entendaient faire du Web un ensemble de services. Si ces dernières n’ont pas perduré, le principe reste le même ↩
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294
T. O’Reilly, « Qu’est ce que le Web 2.0 », op. cit. ↩
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295
Montaigne, Les Essais, tome [1595], trad. en français moderne par G. Jacquesson, Guy De Pernon, 2009. ↩
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296
Ibid., p. 387 : « Sur l’inégalité entre les hommes ». Une édition plus ancienne des Essais indique ainsi : « La sujétion essentielle et effectuelle ne regarde d’entre nous que ceux qui s’y convient et qui aiment à s’honorer et enrichir par tel service. » ↩
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297
Ibid., p. 289 : « Sur les cannibales ». ↩
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298
Le terme d’optimisation désigne en programmation une série d’opérations visant à améliorer le fonctionnement d’un programme (sécurité, vitesse, etc.). ↩
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299
« Présentation du nouveau Chromebook », Google.com : « Applications web : Plus besoin de logiciels supplémentaires. Chaque Chromebook exécute des milliers d’applications web, qu’il s’agisse de logiciels de création de documents, de logiciels de retouche photo ou de jeux. » Ici est clairement indiqué le passage du logiciel à l’application. ↩
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300
La traduction en français du computer en ordinateur manque l’idée de computation (le calcul), on ne perçoit que la mise en ordre. En ce sens, l’ordinateur se rapproche davantage du Minitel que du computer. ↩
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301
Fin 2010, Facebook a dû proposer un outil de récupération de données pour se mettre en conformité avec une directive européenne de 1995 (« Download your Information. Get a copy of the data you’ve put on Facebook »). ↩
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302
Ainsi, l’ordinateur Chrome Book de Google sorti en juillet 2011 comprend un disque dur à très petite capacité (servant uniquement à démarrer le logiciel de base, ou système d’exploitation) et un faible processeur de calcul. On ne peut y installer aucun logiciel, tout se passe dans le navigateur Chrome qui renvoie à des applications en ligne (SaaS). ↩
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303
Le navigateur mobile Opéra Mini fonctionnait lui aussi sur un principe de mise en cache des données pour accélérer leur affichage. Précisons aussi que le stockage des données web « dans les nuages » d’Amazon Silk peut (pour combien de temps ?) être désactivée (« cloud off »). ↩