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La tentation gnostique

Rompu de par ses premiers amours aux «mathématiques sévères532», Bonnefoy trouve dans le surréalisme une puissance d’ouverture des images qu’il va pourtant mettre en doute dès ses premiers écrits. Le recueil Anti-Platon de 1947 s’ouvre ainsi sur une inquiétante description:

Il s’agit bien de cet objet : tête de femme plus grande que nature […] Toutes choses d’ici […] Ce rire couvert de sang, je vous le dit, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche533.

Le surréalisme conçoit l’imprévu comme un hasard teinté de magie, association d’éléments hétéroclites d’où jailliraient des significations ouvertes. Les pratiques du collage, du cadavre exquis ou de l’écriture automatique sont vues par Bonnefoy comme des tentations d’aimer dans la chose son image. «L’improbable» que soutient Bonnefoy n’est pas articulable avec une quelconque mystique occulte, un sur-réel qui s’ajouterait au déjà là. Il rapproche le surréalisme des arrières-mondes (d’où L’ Anti-Platon), et donc des religions en tant qu’elles sont des tentations gnostiques (on appelle gnose toute pensée qui vise à former un système autonome au monde). L’attrait pour le bizarre, du monstrueux, de l’énigme, de l’occulte qu’a le surréalisme attribue au monde des qualités de l’ailleurs, de ce qui n’est pas. Ce «religieux de travers534» s’émerveille d’un imprévu qui repose sur des coïncidences naturelles qu’on ne veut pas expliquer. Il fait du paysan un «mage535», du simple un artifice. «L’inquiétante étrangeté536» du surréalisme est celle d’un art qui dévalorise le terrestre au profit d’expériences de pensée qui séparent le monde en mondes. L’attention qu’il porte aux objets du quotidien s’oppose à la saisie calculatoire des mathématiques. Cependant, nous dit Bonnefoy, le surréalisme rejoint la science en dévalorisant l’ici («cet objet») au profit de connexions visant à recréer, comme l’indiquait Merleau-Ponty, un monde «autonome» qui vénère les images au détriment de la «présence» (Bonnefoy). La transcendance dont se réclame le surréalisme cherche des espaces inconnus sous les choses perceptibles. Dès lors, ce langage manque la parole, en tant que voix adressée à autrui. Bonnefoy rapproche l’échappée du sensible d’une conception égoïste de la vie, c’est-à-dire tournée vers soi, souveraine dans son arrachement. Par exemple, la vision (et non la vue) que donne Breton de Nadja537 est celle d’une femme rêvée, lointaine, inaperçue dans sa singularité d’être, non appréhendée en tant qu’existence. On pourra opposer cette figure de l’idéal (et donc du non réalisé) à la silhouette déambulatoire de Douve538, traversant les poèmes de Bonnefoy telle une ombre douée de parole. Nom incantatoire autant qu’incarné, Douve défie la pensée conceptuelle en muant de rivière à paysage, voix du passé, figuration impossible du poème, «l’imperfection [qu’] est la cime539». Elle donne à lire l’impossible réconciliation de l’être qui existe à son désir d’être autre.

L’attention portée à ce qui est se double d’une vigilance quant à la tentation de l’ailleurs. Marqué par la peinture, le livre L’Arrière-pays ne cesse de questionner les limites des classifications littéraires (essai, roman, poésie?). Errant sur des terres italiennes, l’auteur se demande si les chemins de traverses, carrefours, collines, ne pourraient pas dissimuler des réalités plus hautes, si ce que l’on voit ne pourrait pas contenir des expériences non altérées par les besoins immédiats de la vie — où il s’agit «moins [d’] achever son rêve [que d’en] méditer l’illusion540». Cette attention portée au presque rien, aux cendres, aux ruines, doit s’expliquer avec le regret, la nostalgie d’un âge qui n’a jamais eu lieu, celui de la réconciliation des mots et des choses, des images et de la vue. Mesurer ce décalage implique chez Bonnefoy une lecture de l’œuvre d’art comme conscience aiguë de cette quête impossible. Ainsi, à propos de Giorgio De Chirico [Fig. 215]: Fig. 215

Ses ombres portées trop longues, ses pendules comme arrêtées exprimaient une angoisse, disaient une irréalité qui me faisaient douter des pouvoirs, du bien-fondé même, de la perspective classique. Déterminée par le nombre, n’était-elle pas de ce fait une incompréhension de la finitude ? L’oubli et non la transmutation de la dimension temporelle ? Je rêvais, disais-je, d’un autre monde. Mais je le voulais de chair et de temps, comme le notre, et qu’on puisse y vivre, y changer d’âge, y mourir541.

Les multiples oppositions (ici/ailleurs, finitude/éternité, image/présence, poésie/calcul, regard/vision, etc.) ne sont pas dialectisées, dépassées par un troisième mouvement. Le poème ne réconcilie par les contradictions de l’être dans un apaisement final, mais manifeste une tension qui ne peut être résolue dans une synthèse. En cela, il est possible de lire Bonnefoy comme un penseur de l’improbable «qui est542», où «la poésie, l’authentique, délivre les mots des sollicitations de l’imaginaire543». Cette attention portée aux mots s’intéresse à l’art compris comme un travail sur la technique. Inscrire l’imprévu dans la découverte d’un monde déjà là, c’est s’attacher à faire avec nos outils de peu non pas une prison, mais une potentialité d’ouverture. Si le langage est le matériau du poète, sa tâche serait d’en manifester les tensions. La poésie de Bonnefoy nous apprend à interroger des façons de faire du langage. Le calculable est mis en doute en tant que puissance d’abstraction visant à constituer une entité autonome, de ce fait peu critiquable puisque fermé à toute extériorité. Ce que réfute Bonnefoy n’est pas le concept en soi, mais la réduction de toute pensée en système conceptuel. Une pratique authentique ne saurait se faire uniquement sous l’ordre de modélisations, «Idées qui déteignent sur la bouche [des] trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard544». L’acte poétique nous montre que d’autres «voix» sont empruntables, qu’un jeu entre calculable et improbable est possible.

On sait que le numérique a souvent été accusé de nous isoler, en tant qu’il nous couperait des préoccupations de l’ici-bas. De la même façon que le concept est nécessaire à tout acte de communication, il n’est pas question ici de chercher à abstraire le numérique du calculable. Dans le champ des programmes numériques, l’organisation des modes de création en «dispositifs» repose ces questions cruciales. Comment éviter une posture «anti-technique» (Benjamin) à laquelle pourrait nous conduire une lecture trop littérale de la notion de «présence», tout en n’ignorant rien des dangers de nos outils? Comment se rejouent les questions de l’ailleurs et des «tentations gnostiques» à l’époque des appareils numériques? Comment traduire en œuvres cette idée d’un langage qui serait, authentiquement, autre chose qu’une communication? Que peut nous apprendre la notion de «traduction» à propos de façons de faire du design qui affronteraient la dimension improbable de toute existence?

  1. 532

    Y. Bonnefoy, «Dévotion» [1959], dans: Poèmes, Paris, Gallimard, coll. nrf Poésie, 2002, p. 179: «Aux orties et aux pierres. Aux ‹mathématiques sévères›. Aux trains mal éclairés de chaque soir. Aux rues de neige sous l’étoile sans limite. J’allais, je me perdais. Et les mots trouvaient mal leur voie dans le terrible silence. — Aux mots patients et sauveurs.» 

  2. 533

    Y. Bonnefoy, «Anti-Platon» [1947], dans: Poèmes, op. cit., p. 33. L’italique de «cet objet» est ici décisive. 

  3. 534

    Y. Bonnefoy, «Lettre John à E. Jackson», dans: Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1992, p. 80. 

  4. 535

    A. Rimbaud, «Adieu» [1873], dans: Une saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, La Pochothèque, 2000, p. 441: «Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!» 

  5. 536

    Référence est ici faîte à l’ouvrage éponyme de Sigmund Freud de 1919. 

  6. 537

    A. Breton, Nadja [1962], Paris, Gallimard, coll. Folio Plus, 2003. 

  7. 538

    Y. Bonnefoy, «Du mouvement et de l’immobilité de Douve» [1953], dans: Poèmes, op. cit., p. 45-113. 

  8. 539

    Y. Bonnefoy, «L’imperfection est la cime» [1958], dans: Hier régnant désert, Poèmes, ibid., p. 139. 

  9. 540

    Y. Bonnefoy, L’Arrière-pays [1972], Paris, Gallimard, coll. nrf Poésie, 2002, p. 54. 

  10. 541

    Ibid., p. 62. 

  11. 542

    Y. Bonnefoy, L’Improbable, op. cit., p. 10: «Je dédie ce livre à l’improbable, c’est-à-dire à ce qui est. À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluies, d’attente et de vent.» 

  12. 543

    Y. Bonnefoy, entretien à l’Arbre à Lettres, mars 2012. 

  13. 544

    Y. Bonnefoy, «Anti-Platon», op. cit.