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Le concept comme abstraction de la parole

Pour penser un type de langage se situant au-delà d’une situation d’emploi, il convient d’étudier en quoi la «pensée conceptuelle» peut tendre à une universalité problématique en s’opposant au caractère singulier des existences humaines. Pour Hegel, «La vie, est l’unité immédiate du concept à sa réalité, sans que ce concept s’y distingue524». La communauté humaine ne peut s’instituer qu’en dépassant les sentiments du sens commun. Ainsi, la propédeutique de la Phénoménologie de l’Esprit fait du concept la base de la pensée scientifique:

Les pensées vraies et la pénétration scientifique peuvent seulement se gagner par le travail du concept. Le concept seul peut produire l’universalité du savoir. Elle n’est pas l’indétermination ordinaire et l’indigence mesquine du sens commun, mais une connaissance cultivée et accomplie ; elle n’est pas l’universalité extraordinaire des dons de la raison se corrompant dans la paresse et dans l’orgueil du génie ; mais elle est la vérité qui a atteint la maturité de sa forme authentique — la vérité susceptible d’être possédée par toute raison consciente de soi. Je pose donc dans l’auto-mouvement du concept ce par quoi la science existe525.

L’action scientifique ne peut fonctionner que par concepts, puisqu’elle traite les objets comme des cas généraux. Elle est affaire de systèmes, de raisonnements, de principes, d’applications, de modélisations, de déclinaisons. L’algèbre est le symbole type de cette universalité du savoir, époque où la science commence à s’abstraire du réel, à formuler sur lui des règles invérifiables par l’intuition. C’est ce dont témoigne le début de L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty:

La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s’en donne des modèles internes, et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel. […] Il y a aujourd’hui – non dans la science, mais dans une philosophie des sciences assez répandue – ceci de tout nouveau que la pratique constructive se prend et se donne pour autonome, et que la pensée se réduit délibérément à l’ensemble des techniques de prise ou de captation qu’elle invente526.

La citation de Merleau-Ponty (qui pourrait tout à fait se lire comme description d’un logiciel de modélisation 3D) insiste sur le détachement des choses quant au monde «actuel» (et non pas «réel»). La science prélève des choses afin de les «modéliser» et d’en faire des entités manipulables dans des environnements fermés. Ce prélèvement va permettre de former des environnements autonomes, basés sur le calcul et l’abstraction des choses et des corps. Cette échappée aux choses, qui se fait par opérations logiques, n’est pas sans conséquences sur nos modes d’expression. Ce monde construit est un monde réduit d’expériences. Les mots eux aussi, et l’art en général si l’on n’y prend pas garde, peuvent aboutir à la mise en forme d’un univers autonome. Passant d’un fragment de la chose à un autre, l’artiste espérerait petit à petit rebâtir un univers autonome dans le champ de la pensée. Mais ce n’est là que former chimère, «bâtir énigme527» nous dit Yves Bonnefoy. Les grands systèmes ne sont que des constructions factices pour tenter de conjurer la mort:

Il y a une vérité du concept, dont je ne prétends pas être le juge. Mais il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses le vaste pouvoir des mots. On sait depuis Hegel quelle est la force de sommeil, quelle est l’insinuation d’un système. Je constate au-delà de la pensée cohérente que le moindre concept est l’artisan d’une fuite. Oui, l’idéalisme est vainqueur dans toute pensée qui s’organise. Mieux vaut refaire le monde, y est-il dit obscurément, que d’y vivre dans le danger. Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos528.

Dans sa conférence La parole poétique, Bonnefoy pense le concept comme ce qui s’oppose à la parole. Si l’on veut se faire comprendre d’autres personnes, dit-il, il faut bien que les mots se réfèrent à des aspects choisis d’un objet ou d’une chose, qui sont trop complexes pour se laisser appréhender d’un coup. C’est cette association d’un mot et d’un fragment prélevé de la chose, désormais privée de son unité, que Bonnefoy appelle concept. «Sans le concept, […] rien ne se serait ajouté en nous aux comportements instinctifs de l’espèce animale529» explique-t-il. Sentiment et comportements peuvent ici être rapprochés en tant qu’ils distinguent, parmi les êtres vivants, ceux qui ne sont pas doués de parole, voués aux «instincts530». Sans l’usage du concept, nous dit Bonnefoy, toute communication serait vouée à l’échec puisque cela reviendrait à placer un mot sur chaque chose et aboutirait à une duplication impossible du monde (on ne peut pas nommer chaque grain de sable, par exemple). Le concept opère une abstraction de l’objet visé. On va enlever tous les accidents pour ne garder que ce qui peut être généralisé. Le concept de chaise, par exemple, se réfère à un ensemble et non pas à un particulier. Mais dans l’opération conceptuelle, nous dit Bonnefoy, quelque chose s’est perdu, qui ne pourra être retrouvé: l’unité, tout d’abord, mais aussi le rapport au lieu et au temps — absence de l’expérience de soi, ontologiquement liée à la finitude et à la mort531. Nous serions ainsi capables d’analyser les phénomènes de la matière, mais coupés des autres êtres, incapables d’aimer — au sens où aimer c’est se vouer sans calcul à du singulier. Est-il souhaitable de ne penser le développement de l’esprit humain qu’en termes de concepts? N’y a-t-il pas des faits ou des objets qui résistent à ce type de raisonnement? Ce qui pour Bonnefoy rédime le langage, c’est la parole. En tant qu’elle est poésie, c’est-à-dire non soumise aux nécessités des besoins immédiats, la parole nous permet de nous confronter aux contradictions de nos existences. Elle est tout à fait autre chose qu’une communication, qu’une adresse transparente à autrui. La parole poétique est voix. Elle porte en elle l’incertitude du monde et la fragilité des mots, que couvrent habituellement les comportement instinctifs et les communications visant à rendre la langue transparente à elle-même.

  1. 524

    Hegel, cité dans: G. Canguilhem, «Le concept et la vie», volume 64, no 82, Revue Philosophique de Louvain, 1966, p. 203. 

  2. 525

    Hegel, La phénoménologie de l’esprit, tome 1 [1807], trad. de l’allemand par J. Hypollite, Paris, Aubier, 1941, p. 60. 

  3. 526

    M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit [1964], Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 9. 

  4. 527

    Y. Bonnefoy, «La parole poétique», dans: L’Art et la Culture, Université de tous les savoirs, no 20, Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2002, p. 78: «L’intellect qui se réduit au concept s’enferme dans l’énigme.» 

  5. 528

    Y. Bonnefoy, «Les tombeaux de Ravenne» [1980], dans: L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1992, p. 12-13. 

  6. 529

    Y. Bonnefoy, «La parole poétique», op. cit., p. 76. 

  7. 530

    J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p. 172: «Tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que bête.» L’homme «sauvage» dont parle Rousseau est mû par des «instincts» et des comportements imités des animaux. 

  8. 531

    Y. Bonnefoy, «Les tombeaux de Ravenne», op. cit., p. 12: «Sans doute le concept, cet instrument presque unique de notre philosophie, est-il dans tous les sujets qu’elle se donne un profond refus de la mort. Je tiens pour évident qu’il est toujours une fuite.»