Notion de réglage
Ce qui nous intéresse dans le concept d’appareil, c’est sa capacité à faire dévier une projection, à détourner un projet. L’élément qui va permettre d’échapper au devenir automatisé des productions, c’est le réglage. Le réglage, c’est la possibilité d’intervenir sur les conditions de « parution » d’une forme. Si l’on reprend l’exemple de l’appareil photographique argentique, on comprend que le réglage permet de prendre part à la construction de « l’appareil de production498 ». Ainsi, il est possible de régler l’ouverture du diaphragme (ce qui va modifier la profondeur de champ) sans que cela ne limite la possibilité de travailler la vitesse d’obturation (la durée d’ouverture), la sensibilité (la faculté du support à capter la lumière), etc. Sans qu’ils soient exhaustifs, aucun de ces trois paramètres n’est exclusif ni hiérarchique. On peut commencer par un des trois, sans distinction. Il n’y a pas d’ordre à suivre, de méthode imposée. Plus encore, une image ne peut pas paraître sans avoir réglé l’appareil. Il n’existe pas ici de choix « par défaut » ; il n’est pas possible de ne pas choisir, aussi faibles que puissent sembler être ces décisions. En accordant une importance décisive à ces petits gestes, nous entendons montrer que, sous des apparences à première vue insignifiantes, banales, le design engage des questions décisives qui concernent nos existences.
Faire du réglage un élément décisif de l’appareillage soulève un certain nombre de questions quant au numérique, souvent accusé d’automatiser et donc de niveler les productions. Nous ne faisons pas ici du réglage l’élément unique d’une ouverture et d’une imprévision des objets. Un pinceau peut très bien être taillé de différentes façons, l’agencement des poils devenant alors déterminant pour la conduite de la peinture sur la toile. En tant qu’il ne dispose pas des formes a priori, le pinceau peut faire l’objet d’un exercice sans qu’il ne soit préalablement modifié dans sa matérialité. Ceci est rendu possible par le fait que le pinceau n’est pas un dispositif (il ne contrôle rien), bien qu’il ne soit pas pour autant un appareil. De la même façon, les gestes du peintre orientent l’outil dans des directions qui ne sont pas forcément prévues.
Ce qui change à l’époque de la mécanisation, et plus encore à celle de la numérisation, c’est que les outils emportent de la logique, des savoir-faire encodés. L’extériorisation des connaissances (la prothèse) n’est pas problématique en soi. C’est quand cette extension est soumise à un calcul et à un rendement que recule la capacité humaine à « s’individuer » — ainsi se développe l’ignorance. En insérant du jeu au sein des objets techniques, le réglage permet d’accéder à une conscience des opérations. Ainsi, le développement des « marchandises » stériles interroge László Moholy-Nagy dès 1922 dans son article « Production — Reproduction » :
La production (la création humaine) servant au premier chef la constitution humaine, nous devons tenter d’exploiter à des fins productives les appareils (moyens) qui jusqu’alors n’avaient été utilisés qu’à des fins reproductives. Cela nécessite un examen approfondi, basé sur les questions suivantes :
– À quoi sert cet appareil (ce moyen) ?
– Quelle est l’essence de sa fonction ?
– Sommes-nous capables, et est-ce pertinent d’en élargir les possibilités de sorte qu’il puise également servir à la production499 ?
Les « fins reproductives » dont parle Moholy-Nagy désignent la longue tradition qui envisage l’apparition de la technique photographique comme un simple « moyen » de copier des formes d’art : tableaux, modèles vivants, etc. Comme l’indique Rolf Sachsse dans un essai consacré à cette question500, les premiers enseignements consacrés à la photographie n’y voyaient qu’un moyen de reproduire le réel, et ne l’envisageaient pas à des fins artistiques ou utilitaires. La technique n’était qu’économie, « on [ne l’] utilisait que pour l’aide qu’elle lui apportait dans [le] travail […], et [on] n’envisageait pas qu’elle pût présenter la moindre qualité visuelle501 ». Il s’agit de comprendre que la photographie ne perçoit pas la réalité comme un œil humain, et que cette différence peut faire l’objet d’un travail. Le texte de Moholy-Nagy contenait, dans sa deuxième version, des vues scientifiques (vues macroscopiques, etc.) [ Fig. 212 ]. De telles images ne reproduisent pas quelque chose de visible humainement. La photographie cesse d’être un simple outil qui garde trace de quelque chose pour devenir un « appareil » qui possède ses qualités propres [ Fig. 214 ].
Pour Moholy-Nagy, un appareil n’a de sens pour qu’à condition qu’il puisse « servir la production », c’est-à-dire produire autre chose que ce qu’il n’est déjà. Se déportant au-delà de sa fonction prévue, l’appareil ouvre sur autre chose que lui-même. L’appareil produit du réel plus qu’il n’en reproduit. La possibilité qu’un objet puisse être appréhendé comme un appareil est fonction d’un exercice. Le réglage est ce qui permet d’intérioriser une partie du fonctionnement interne de l’appareil. Dès lors, la présence de fonctions réglables au sein d’un objet technique le fait sortir hors du concept de dispositif. Le fait de s’exercer consciemment avec un jeu de fonctions est bien induit par l’appareil lui-même. L’attitude particulière portée par Moholy-Nagy aux objets techniques en vue d’en « élargir [leurs] possibilités502 » regarde directement notre époque. On pourrait ainsi considérer que le développement d’interfaces non réglables marque un retrait des possibilités productives. Dit autrement : si le design, comme le soutient László Moholy-Nagy, est une « attitude, pas une profession503 » (et par conséquent pas un emploi, une économie ou une rentabilité), cette pensée du design se retrouve bien au sein des objets. Il y a des façons de faire du design qui sont soutenables, et d’autres non.
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498
W. Benjamin, Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, op. cit., p. 223 : « Le détournement de fonction (Versant de la production). […] Non pas alimenter l’appareil de production / mais l’occuper. » ↩
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499
L. Moholy-Nagy, « Production – Reproduction » [1922], dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, trad. de l’anglais par J. Kempf et G. Dallez, Paris, Folio, 2007, p. 136. ↩
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500
R. Sachsse, « La photographie dans les écoles d’arts appliqués allemandes pendant les années 1920 », trad. de l’allemand par F. Maurin, Études photographiques, no 6, mai 1999. ↩
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501
Ibid. ↩
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502
L. Moholy-Nagy, « Production — Reproduction », op. cit., p. 136. ↩
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503
L. Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie » [1947], dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 277. ↩