Désarticuler
Un premier élément discuté au sein de cette thèse a consisté à montrer que les programmes sont majoritairement restés de l’ordre de la continuité. Comme nous l’avons vu avec le concept d’authentification, leurs « interférences857 » n’ont pas été totalement avérées. Il en est de même du recours abusif à des métaphores, comme nous avons pu l’observer dans des logiciels comme Word ou Acrobat858. Bien que de tels programmes, comme nous l’avons vu avec Lev Manovich, possèdent des fonctions qui sont propres au numérique, leur design recouvre ce qu’ils contiennent de « véritablement nouveau859 ». Ces interfaces discrètes et confortables peuvent alors emporter à couvert des idéologies parfois bien anciennes, comme nous l’avons montré dans l’analyse de l’expression « Web 2.0860 ». La « transparence » des programmes les rend intégrables dans des domaines toujours plus variés. Comme l’indique Ezio Manzini dans La matière de l’invention, de plus en plus d’objets voient leur forme s’orienter autour de surfaces planes conductrices d’informations :
La qualité du résultat [des inventions techniques] dépend en grande partie de l’aptitude des concepteurs à surmonter l’inertie culturelle qui les empêche de « voir » le nouveau, et à mettre en scène des processus de création capables d’intégrer ce nouveau. Mais tout cela dépend à son tour de la mise en place d’une toile de fond caractérisée par la conscience du caractère non linéaire du processus de conception et par la souplesse d’esprit et d’organisation que cette conscience suppose861.
La nouveauté ne se laisse authentifier ou traduire qu’à condition de prendre conscience que le projet est fondamentalement un processus non linéaire. À la projection sans limite des diagrammes et méthodologies de création, nous pouvons, à partir de Manzini, opposer la prise en compte de variables au sein du projet. Le mouvement « radical » italien862 pense ainsi le projet de design comme ce qui échappe à la volonté de résoudre chaque problème en disposant en amont de toutes les données nécessaires à sa résolution. Selon Ezio Manzini, l’époque où la mécanisation aura été « au pouvoir863 » est en train de se refermer864. Par mécanisation, Manzini désigne un modèle de pensée qui réduit chaque problème en une série d’éléments pouvant faire l’objet de raisonnements de cause à effet. Dans ce schéma, le concepteur est toujours extérieur au problème à résoudre et aux instruments qu’il emploie. La démarche de design n’est pas divisible en phases, mais doit être envisagée comme une entité discontinue. Désarticuler, c’est donc révéler, au sein de projets existants, ce qui ne constitue pas un ensemble cohérent. Comme l’indique Marc de Launay, « ce qu’indique le récit [de Walter Benjamin], dans sa forme même, c’est qu’il n’y a pas de donné qui ne soit d’abord à reconstruire si l’on veut élaborer un savoir en s’appuyant sur lui865 ». Cette lecture à rebours est aussi une façon de faire du design, à savoir un certain esprit d’ingéniosité866 qui ne se base pas sur des données stabilisées, qui ne cherche pas à regarder la vie dans ce qu’elle a de reproductible identiquement.
Le programme, au sens large, en est venu à se loger dans la création pour combler le vide constitutif de tout projet, celui séparant l’idée de la matière. Dans le Timée, Platon approche avec la notion de khôra une étrangeté de la création, comprise non pas comme production d’une totalité autonome, mais comme « ce en quoi [quelque chose] devient867 ». De là, nous avons montré qu’il en résulte une façon de faire non pas fondée sur un logos naturellement pur, mais qui procède « plutôt d’un raisonnement hybride, bâtard […], voire corrompu868 ». Désarticuler revient ici à extraire la pratique du projet de l’emprise mécaniste des sciences modernes, à séparer le plan du programme, à arracher le design du dessein. En ce sens, faire du design c’est parvenir à envisager le monde dans une logique qui n’est pas immédiatement de l’ordre de l’anticipation et de l’efficacité. Les designers doivent investir les espaces de calcul que sont les programmes numériques, sans quoi toute invention risquera d’être rabattue dans une planification masquée. Pour ces raisons, il importe que nous puissions désarticuler ce qui tend à se constituer comme « milieu », entité invisible et totalisante.
-
857
W. Benjamin, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », op. cit : « Le progrès ne se loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences ». ↩
-
858
Cf. élément « Idéologies de la ‹ création › numérique ». ↩
-
859
W. Benjamin, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », op. cit. ↩
-
860
Cf. élément « Ouvertures et fermetures du Web 2.0 ». ↩
-
861
E. Manzini, La Matière de l’invention, op. cit., p. 60-61. ↩
-
862
A. Branzi, « Postface », dans : No Stop City, Orléans, Hyx, 2006, p. 139 : « Jusqu’à nos jours, le mouvement ‹ radical › a été considéré comme un phénomène unitaire, constitué de nombreux groupes, mais formant un front unique, critique et projectuel, lequel est venu ébranler, dès l’année 1966, les certitudes et l’optimisme de la modernité classique, inaugurant une longue période de crise, encore inachevée. » ↩
-
863
Ezio Manzini fait directement référence à : S. Giedion, La mécanisation au pouvoir [1947], trad. de l’anglais par p. Guivarch, Paris, Centre Georges Pompidou, cci, 1980. ↩
-
864
E. Manzini, « Le crépuscule de la mécanique », dans : Artefacts, op. cit., p. 133 : « Aujourd’hui, on aurait tout autant de raisons d’écrire un essai intitulé Mechanization loses command. Il porterait sur la fin de la suprématie de la mécanique sur les objets, sur le déclin de la pensée mécaniste classique dans les milieux scientifiques, et sur la crise plus générale des métaphores interprétatives et organisationnelles qu’elle avait engendrée. » ↩
-
865
M. Buhot de Launay, préface à : W. Benjamin, N’oublie pas le meilleur, op. cit., p. 13. ↩
-
866
L. Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie » [1947], trad. de l’anglais par J. Kempf et G. Dallez, dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie [1993], Paris, Folio, 2007. ↩
-
867
Platon, Timée, dans : Timée, Critias, trad. du grec par L. Brisson, Paris, GF Flammarion, coll. Philosophie, 1999, p. 149. ↩
-
868
J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, coll. Incises, 1993, p. 17. ↩