Traduire
Dans sa Petite histoire de la photographie845, Walter Benjamin développe une façon singulière de légender les images photographiques, qui ne se superpose pas à ce qui est vu846. Ce qui l’intéresse dans un certain type de légende, c’est sa capacité à décaler le sens attendu. La coexistence de deux régimes de significations hétérogènes s’oppose aux conditionnements du pouvoir. Dans ce travail sur le langage, Benjamin conteste l’exactitude d’un sens fixé une fois pour toute. Il est toujours possible de rajouter un élément à un autre. Le sens résulte de la mise en tension d’éléments éloignés, il ne peut se saisir du dehors comme une entité pleine et totale.
De même que la légende bouscule le sens subjectif de l’image en instaurant une lecture plurielle, l’activité de traduction interroge notre croyance en un texte supposé pur. L’essai de Benjamin sur La tâche du traducteur 847 nous montre que l’acte de traduction révèle dans l’original une désarticulation fondamentale qui ne peut faire l’objet d’aucun calcul848. Traduire n’est pas réaliser une opération d’équivalence, mais faire l’épreuve d’une différence. L’opération de traduction que pense Walter Benjamin manifeste ce qui, dans l’original, est de l’ordre de l’inachevé. Cet aspect décisif permet à Jacques Derrida (commentant Benjamin) de dire que la tâche du traducteur n’est pas de copier ou de restituer, car l’original se transforme d’époques en époques. La traduction ne peut avoir lieu que parce que l’original « n’était pas là sans faute, complet, total, identique à soi849 ».
Pour ces raisons, nous pensons que les designers ont à apprendre de cette façon d’envisager la traduction. Par ce qu’elle révèle de l’incomplétude de l’original, la traduction concerne le rapport de l’homme à la technique, qui ne se définit que par une absence de définition stabilisée. Il n’est pas possible de prévoir ou de calculer les « compléments » (Derrida) de ce qui n’a pas d’origine stabilisable. Comme le montre Hannah Arendt, c’est par la parole que « l’homme peut se communiquer au lieu de communiquer quelque chose850 » ; il se distingue au lieu d’être simplement distinct des autres. La parole se transmet dans une réinvention permanente, sans être jamais identique à elle-même — elle permet à l’être humain de s’insérer dans le monde, « et cette insertion est comme une seconde naissance851 » note Arendt. Ce que la parole « fait » au monde n’est pas uniquement de l’ordre du besoin, tout comme la fabrication, telle que nous comprenons cette notion, n’est pas soumise à l’utilité. Nous retrouvons ainsi dans ce que Hannah Arendt dit de « l’action » des éléments de réflexion tout à fait intéressants concernant les façons de faire du design que nous souhaitons soutenir. Contrairement à la fabrication, l’action est ce qui « n’a jamais de fin prévisible852 ». Il faut que le monde soit ouvert aux initiatives humaines pour qu’il soit possible d’éprouver la pluralité des existences :
Ce commencement est autre chose que le commencement du monde ; ce n’est pas le début de quelque chose mais de quelqu’un, qui est lui-même un novateur. […] Il est dans la nature du commencement que débute quelque chose de neuf auquel on ne peut pas s’attendre d’après ce qui s’est passé auparavant. Ce caractère d’inattendu, de surprise, est inhérent à tous les commencements, à toutes les origines. […] Le nouveau a toujours contre lui les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui, pratiquement dans les circonstances ordinaires, équivaut à une certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle. […] Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à chaque naissance quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde853.
Dès lors, dans le champ du numérique, nous pouvons prendre position contre des programmes qui nieraient toute traductibilité en se clôturant et se fermant d’avance à la possibilité de « compléments854 ». Comprise comme ce qui traduit et peut se traduire, cette façon de faire du numérique résiste à toute tentative de s’incarner dans un ensemble cohérent qu’il serait possible de lire du dehors. Comme le dit Walter Benjamin :
Chez le maître, ce qui meurt avec la création accomplie, c’est cette part où elle fut conçue. Or cet accomplissement de l’œuvre – et cela conduit à l’autre aspect du processus – n’est rien qui soit mort. On ne peut pas y accéder de l’extérieur ; il ne requiert ni polissage ni amélioration. Il se réalise au sein de l’œuvre même. Et là encore il est question de naissance. En effet, la création fait revivre, dans son accomplissement, le créateur lui-même855.
Chercher à stabiliser ou restreindre un programme revient à nier le caractère fondamentalement ouvert des matières numériques. Programmer c’est traduire un algorithme en langage machine856. Le programme est ce qui réalise une opération de traduction.
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845
W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], op. cit. ↩
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846
Cf. élément « Walter Benjamin, Authenticités ». ↩
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847
W. Benjamin, « La tâche du traducteur » [1923], dans : Œuvres, tome 1, textes réunis sous la direction de Rainer Rochlitz,, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2007. ↩
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848
Cf. élément « Notion de traduction ». ↩
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849
J. Derrida, « Des tours de Babel », dans : Difference and Translation, Ithaca, Cornwell Press, Joseph Graham, 1985, p. 222 : « Si le traducteur ne restitue ni ne copie un original, c’est que celui-ci survit et se transforme. La traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il s’y complétera en s’agrandissant. Or il faut bien que la croissance […] ne donne pas lieu à n’importe quelle forme dans n’importe quelle direction. La croissance doit accomplir, remplir, compléter. […] Et si l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas là sans faute, plein, complet, total, identique à soi. » ↩
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850
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 232. ↩
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851
Ibid., p. 233 : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme à l’œuvre. » ↩
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852
Ibid., p. 195-196 : « Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà ce qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. Le travail, pris dans le mouvement cyclique du processus vital corporel, n’a ni commencement ni fin. L’action, comme nous le verrons, si elle peut avoir un commencement défini, n’a jamais de fin prévisible. » ↩
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853
Ibid., p. 234-235. ↩
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854
L. Manovich, Software takes command, op. cit., p. 93 : « De nombreuses facteurs économiques et sociaux — comme la domination d’un petit nombre d’entreprises sur la marché du logiciel, ou la généralisation de formats propriétaires — restreignent les possibles directions d’évolution des logiciels. Autrement dit, le développement contemporain des logiciels s’est industrialisé, et en tant que tel il est en constant balancement entre stabilité et innovation, standardisation et exploration de nouvelles possibilités. Mais ce n’est pas seulement une industrie. De nouveaux programmes peuvent être écrits, et les programmes existants peuvent être étendus et modifiés (si le code source est accessible) par n’importe qui possédant des compétences de programmation […]. » Traduction de l’auteur. ↩
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855
W. Benjamin, « Après l’accomplissement », dans : N’oublie pas le meilleur, op. cit., p. 111. ↩
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856
Nous pourrions poursuivre cette idée en la mettant en rapport avec la « grammaire générative » de Noam Chomsky. Cette théorie pose que l’être humain est capable d’accéder au langage malgré une connaissance limitée de la syntaxe, ce qui lui permet d’interpréter avec cohérence des phrases inconnues jusqu’alors. ↩