L'imprévu des programmes
S’intéresser au caractère imprévu des programmes revient donc à les envisager non comme des entités parfaitement compréhensibles, mais comme des extériorités travaillables — de là notre méfiance quant à un monde soumis à des automatismes. Le programme intéresse le designer, car il l’interroge sur sa volonté et capacité à planifier des idées par des raisonnements logiques. À partir de la notion de traduction, nous en arrivons ici à un aspect décisif de la thèse, celui consistant à séparer le programmable du prévisible. En effet, l’étymologie du terme de programme nous montre que ce n’est que dans une définition limitée de la notion de programme, liée au développement de la physique quantique et de la cybernétique, que ces deux termes en sont venus à s’imbriquer. À rebours des systèmes de prévision fréquemment associés à la notion de projet, les façons de faire que nous soutenons favorisent des situations comprenant une « marge d’indétermination869 ». Comme le dit Bernard Stiegler : « S’il y a du programme, rien n’oblige à comprendre le rapport au programme comme une détermination : rien n’oblige à penser qu’un programme ne puisse produire que du programmable, ne puisse pas produire de l’improbable870. » Dans le sens que nous lui avons donné, « traduire » s’oppose donc à l’anticipation d’une chronologie, démarche dans laquelle la réussite du projet se mesure en fonction de l’adéquation avec qui avait été projeté. Cette compréhension du programme comme ce qui échappe à la détermination871 regarde directement nos présupposés quant au design. On retrouve ici la nature fondamentalement discontinue de tout projet authentique : une aventure dans l’inconnu.
Nous pouvons désormais définir le programme soutenable comme une entité non finie car toujours ouverte à de possibles développements, qui ne doit pas s’opposer au caractère discontinu de l’existence humaine. Cet aspect décisif résulte du rapport dynamique entre décentrer, authentifier, appareiller, traduire et désarticuler. Ces façons de faire non guidées constituent des directions de travail soutenables pour les designers. L’éthique des programmes qui est ici dégagée n’est pas une illusoire « reprise en main » des machines, mais une inscription de leurs opérations au sein d’une temporalité proprement humaine. Il s’agit alors pour l’homme de ne pas chercher à tout calculer, puisqu’une telle attitude le priverait de son rapport à l’extériorité, de son rapport à la pluralité. Comme le dit Yves Bonnefoy : « Le temps du myste est celui de l’erreur, de l’espoir et de la détresse, c’est le temps existentiel enfin reconnu dans sa différence […]872. » En faisant du programme une entité qui ne se réduit pas à de la logique, nous posons que la spécificité humaine ne tient pas seulement dans la raison, mais aussi dans la fabrication, dans des « façons de faire ». C’est dans la culture technique que se réalise le fait existentiel de toujours chercher à être autre que ce que l’on est.
Au terme de cette étude, nous pouvons réenvisager la question posée en introduction, celle consistant à se demander si le fait de redéfinir la notion de programme permettrait au designer de réinterroger ses propres pratiques. Derrière la notion de programme, c’est bien la culture du projet, au sens large, qui est visée. Alors que la plupart des objets qui nous entourent ont été conçus et/ou produits par l’intermédiaire de programmes, cette réflexion sur différentes façons de faire du numérique pourra donc intéresser les designers pratiquant les codes sources, et ceux œuvrant dans d’autres domaines — les conclusions étant souvent partageables. Ce que la malléabilité numérique peut apprendre au designer d’objets, c’est une compréhension du projet sous forme de développements qui ne peuvent être anticipés873. La notion de développement, que nous avons distinguée de la planification, engage la constitution d’une zone d’incertitude. Cet espace de jeu est celui qui sépare le « pensable » du « possible », au sens où l’entend Ezio Manzini dans La matière de l’invention :
Tout objet produit par l’homme est la matérialisation d’un pensable-possible : quelque chose à quoi quelqu’un a pensé et qui peut être réalisé. Le pensable-possible se situe au carrefour des évolutions de la pensée […] et du développement technologique quant aux matériaux disponibles, aux procédés de transformation et aux systèmes de prévision et de contrôle.
Cette interaction entre le pensable et le possible, qui se traduit dans ce que nous appelons un projet, est loin d’être simple et linéaire. Le pensable n’est pas un champ ouvert qui devrait rentrer dans les limites du possible, la conscience de ces limites étant déjà un élément constitutif de ce qui peut être pensé.
D’autre part, ce qui peut être pensé dépasse la simple acceptation des limites connues. L’acte créateur et inventif se traduit notamment par la capacité de déplacer dans un autre système de références certaines données contraignantes, pour produire ainsi quelque chose de nouveau auquel on n’avait pas encore pensé, et qui pouvait donc sembler impensable874.
Ce déphasage entre ce qui est « pensable » et « possible » est fonction des conditions techniques et culturelles de l’époque, que le designer se doit de désarticuler. En donnant forme à une situation ayant à faire avec « les limites du possible » (Manzini), le designer s’écarte de ce qui est attendu de lui, de ce qu’il était prévu qu’il fasse, et cette différence « supplémentée » (Derrida) ne peut pas faire pas l’objet d’un calcul. L’approche du design que nous avons développée dans le dernier chapitre de cette thèse875 vise donc essentiellement à envisager le projet comme un espace possible d’autres projets. Nous retrouvons ici ce que pensait Walter Benjamin : « un bon écrivain, c’est-à-dire un écrivain politique, n’est pas celui qui délivre un message, mais c’est celui qui permet à son lecteur d’écrire à son tour, de devenir écrivant876 ». Permettre au public d’accéder au statut d’auteur recoupe notre compréhension du design comme élargissement du champ d’action des possibles. Si l’on considère que le programme numérique traite des « données », celles-ci sont toujours à reconstruire, elles ne se donnent à lire que si autrui est en mesure de les traduire à son tour. Pour éviter que nos existences soient programmées, il faut, comme l’indique Walter Benjamin, s’écarter de l’idée d’une continuité d’une époque à une autre. Il ne s’agit donc plus seulement de se demander quoi faire, mais de se demander avec quoi faire.
Les cinq verbes que nous avons dégagés de nos analyses, nous l’espérons, donneront envie à d’autres d’interroger leurs pratiques avec un vocabulaire qui ne sera pas forcément celui-ci. Ce qui motive ce découpage est la conviction que faire et nommer vont de pair. Renommer une expression, déplacer une notion, c’est bien faire quelque chose au monde, élaborer de nouvelles approches. Selon Platon, « un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais […] il fait encore du mal aux âmes877 ». De même, pour Albert Camus, « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde878 ». En nommant correctement ses processus de travail, le designer fait bien quelque chose ; il refuse de servir le mensonge. Si les inventions techniques sont authentifiées dans un langage qui ne peut pas être celui du passé, il nous faut donc réfléchir aux façons dont les programmes numériques se nomment et se décrivent.
Avec du recul, il nous semble que se joue au sein de cette thèse, même si le vocabulaire n’est pas toujours fidèle, une approche benjaminienne de la matière numérique. Le processus de création n’est pas une entité linéaire, mais une pluralité de « chemins de faire » qui se répondent sans jamais se confondre. On comprendra ainsi que le design des programmes, tel que nous l’envisageons, porte autant attention aux formes qu’aux façons de parler. C’est pour cela que le designer ne peut pas se contenter de concevoir des interfaces mais doit écrire, au sein de la technique, des façons de faire susceptibles de dépasser ce qu’il y avait déjà là. Accepter qu’une part du projet échappe au contrôle et à la détermination nous ouvre un programme fondamentalement éthique, celui consistant à envisager l’existence humaine comme divergence d’un calcul.
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869
G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 11. ↩
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870
B. Stiegler, La technique et le temps, tome 2, La désorientation, Paris, Galilée, coll. La philosophie en effet, p. 214. ↩
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871
Cf. élément « Des dispositifs aux appareils ». ↩
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872
Y. Bonnefoy, « Le Temps et l’Intemporel dans la peinture du Quattrocento », dans : L’improbable [1980], Paris, Mercure de France, 1992, p. 68. ↩
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873
Cf. élément « Prospection dans le champ du design ». ↩
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874
E. Manzini, La Matière de l’Invention, op. cit., p. 14. ↩
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875
Cf. élément « Prospection dans le champ du design ». ↩
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876
A. Boissière, « La reproductibilité technique chez Walter Benjamin », Université de Lille 3, Demeter, décembre 2003. La source de cette lecture se situe dans : W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1939], trad. de l’allemand par M. de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. Folio Plus philosophie, 2010, p. 35 : « Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. Elle n’est plus que fonctionnelle et peut varier d’un cas à l’autre. À tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. Avec la spécialisation croissante du travail, chacun a dû devenir, tant bien que mal, un expert en sa matière — fût-ce une matière de peu d’importance — et cette qualification lui permet d’accéder au statut d’auteur. » ↩
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877
Platon, Phédon, trad. du grec par É. Chambry, La Bibliothèque électronique du Québec, coll. Philosophie, volume 4 : version 1.01, p. 190 (§115). ↩
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878
A. Camus, « Sur une philosophie de l’expression » [1944], dans : Œuvres complètes, 1931-1944, Paris, La Pléiade, 2006, p. 908 : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. […] Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, [Brice Parain] sait que la grande tâche de l’homme est de ne pas servir le mensonge. » De la même façon, Platon dit dans le Phédon (§115e) qu’« un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait […] du mal aux âmes ». ↩