Une injonction paradoxale
Un document interne à Braun de 1989, reproduit dans le catalogue138, expose des principes de communication (guidelines) destinés à distinguer ce qui est bon ou pas pour la marque allemande en matière de publicités [ Fig. 80 ]. Au-delà du fait que peu d’entreprises ont su développer une vision aussi précise d’elles-mêmes, ce document nous intéresse en tant qu’il précise, plus que des éléments de communication visuelle (alignements, typographie, etc.), des valeurs morales à l’œuvre chez Braun. Il s’agit de mettre uniquement l’accent sur les qualités intrinsèques au produit. Rien ne doit détourner l’attention du lecteur : refus des slogans, des phrases chocs, des corps séduisants, des superlatifs. À l’opposé de cette conception honnête du discours, on peut ainsi observer que de nombreux procédés publicitaires mis en œuvre par Apple se situent du mauvais côté des principes de la brochure Braun, dont ils sont presque contemporains. Le programme ulmien s’était construit en réaction à un contexte économique et politique totalitaire (le nazisme). À l’inverse, les produits Apple s’inscrivent de plein pied dans leur époque, dont ils ne contestent pas les structures de pensée. Ils sont porteurs de valeurs non seulement différentes, mais peut-être radicalement opposées. De Braun à Apple, on passe d’une consommation responsable et transparente (au sens propre, comme le tourne-disque SK4), à une capitalisation accélérée avançant masquée sous couvert de valeurs alternatives.
En reprenant la direction d’Apple en 1997139, Steve Jobs recourt aux services d’une agence publicitaire, qui éloigne l’attention portée aux objets au profit d’une mystique d’entreprise. Le slogan « Think Different140 » placardé sur les murs de New-York et dans des magazines de mode s’oppose au modèle économique de Braun, fondé sur l’effacement du designer et des discours. Le brassage de personnalités comme Albert Einstein, Frank Lloyd Wright, Picasso, Gandhi, etc. [ Fig. 82 ] tend à éloigner l’objet numérique de sa supposée rupture avec le passé141 pour l’inscrire dans une idéologie de la « créativité ». Cette puissance iconographique, qui élude le nom de la marque et la présence des objets, démontre la volonté d’Apple de changer le monde (ou de raconter le récit de ce changement) en fournissant à l’humanité des outils à même de faire rupture. « Think Different », c’est la promesse d’entrer sans douleur dans un siècle où les images s’étendent sur des buildings qui font douter de l’échelle du corps. Or, reprendre les formes de Braun connues et acceptées socialement, c’est précisément ne rien contester, et massifier les signes distinctifs. La vision de Steve Jobs est connue : l’art et la technologie ne sont pas deux mondes séparés, ils se croisent, et la machine à calculer doit laisser à l’homme la possibilité de la création, sans quoi, elle l’asservit. Si nous ne pouvons pas juger de la sincérité de cette croyance, il est cependant permis de questionner son adéquation avec les objets effectivement réalisés. La promesse californienne s’inscrit pleinement dans une époque faussement contestataire142 où la « création » devient le mot d’ordre d’une pensée singulière. L’échec de cette émancipation est contenu dans la formule même du slogan : que veut dire « penser autrement » à une époque où tout le monde possède le même téléphone, le même baladeur [ Fig. 83 ] ?
Un même message diffusé en masse (c’est-à-dire un message publicitaire) qui demande à « penser différemment » peut être qualifié d’« injonction paradoxale ». Dans le registre de la communication, un panneau autoroutier demandant de l’ignorer rentre dans cette catégorie, de même que si je demande à mon lecteur de « ne pas lire cette phrase ». Alors qu’on lui commande de faire surgir de la singularité, du génie, de faire date dans son siècle, la communauté sensible constituée par les affiches géantes des publicités Apple lit, littéralement, la même chose au même moment. Si communauté il y a, comment lui ordonner d’être différente dans du semblable, d’être au monde autrement que comme communauté ? On parle aussi de « double contrainte » (double bind, de to bound, coller ou s’accrocher) pour désigner deux injonctions qui s’excluent mutuellement. Ces deux impossibilités sont placées sous la menace de l’exécution d’un troisième ordre qui interdit la désobéissance et la possibilité de dénoncer l’absurdité de la situation. La double contrainte se distingue du paradoxe par son rapport à l’autorité et à la punition. Il n’est pas possible de satisfaire à un ordre (plus ou moins explicite) sans violer la liberté de l’autre. Un exemple donné par Paul Watzlawick (citant Clément Greenberg) est celui d’un parent reprochant et punissant un petit garçon qui ne porte jamais la bonne couleur de cravate :
Ainsi s’il a choisi A, il aurait du choisir B, et inversement. Si pour se protéger de l’accusation d’être un mauvais fils, il mets les deux cravates en même temps alors il est fou. Ce sont les conséquences d’un message paradoxal143.
Les chercheurs rassemblés dans les années 50 sous l’appellation de Palo Alto ont étudié les modes de communication pathologiques au sein des familles des schizophrènes. S’il est compliqué d’établir un lien de causalité direct entre le paradoxe et la schizophrénie, le résultat de l’étude conclura en « [avançant] l’hypothèse qu’un individu prisonnier de la double contrainte peut développer des symptômes de schizophrénie144 ». Victime de la double contrainte, le schizophrène va dédoubler sa personnalité pour se défendre. L’incohérence de ce système impossible entraîne une tentative de maintenir la cohésion du groupe. Si les publicités d’Apple ne punissent pas ceux qui ne pensent pas différemment, elles entendent malgré tout façonner des comportements qui déterminent des façons de penser. On nous oriente pour nous faire penser différemment. De la même façon, la survivance paradoxale des formes moralement justes de Braun s’opère dans des objets emblèmes d’une consommation, plus que « problématique145 », schizophrénique. Leur apparence stylisant l’intemporel entre en contradiction avec un cycle de renouvellement des produits de plus en plus rapide, formant ainsi une injonction paradoxale implicite. Les survivances paradoxales s’opèrent à de multiples niveaux, et provoquent des manques, des frustrations, des fermetures. Le prix élevé de ces objets146, au sens où Marx pense « l’aliénation [de l’argent] comme une suppression de l’altérité par homogénéisation147 » serait ainsi une tentative thérapeutique de surmonter l’incohérence d’une époque qui n’aurait pas encore « authentifié » les technologies dites nouvelles.
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138
« Braun Design. Principles and Tonality guidelines » [ 1989 ], dans : K. Klemp, K. Ueki-Polet, Less and more. The Design Ethos of Dieter Rams, Berlin, Gestalten, 2010, p. 668-669. ↩
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139
Suite à luttes de pouvoir internes, Steve Jobs avait été évincé en 1985 de la direction d’Apple. ↩
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140
Ce slogan a été utilisé jusqu’en 2002, avant d’être remplacé par « Switch », qui désigne le passage de Windows à Mac os. ↩
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141
Le 20 mars 1983, Steve Jobs débauche John Sculley de Pepsi-Cola. Ce dernier relate ainsi cette rencontre : « [Steve Jobs] said do you want to sell sugar water for the rest of your life or do you want to come with me and change the world […]. » Source : J. Sculley, Odyssey. Pepsi to Apple, Darby, Diane Publishing, 2000. ↩
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142
J. Heath, A. Potter, Révolte Consommée. Le mythe de la contre-culture [2004], trad. M. Saint-Germain et E. de Bellefeuille, Paris, Naïve, coll. Débats, 2006. ↩
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143
C. Le Boeuf, Rencontre de Paul Watzlawick, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 56. ↩
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144
G. Bateson, « Vers une théorie de la schizophrénie » [ 1956 ], dans : Vers une écologie de l’esprit, tome 2, trad. de l’anglais par p. Drisso, L. Lot et E. Simion, Paris, Seuil, 1980. ↩
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145
C. Geel, « Du modèle à la modélisation », op. cit. : « [Braun et Ulm comme] synthèse industrielle efficace pour une société de consommation aujourd’hui problématique. » ↩
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146
Faussement élevés au rend d’œuvres d’art sur le principe bien connu de la rareté ; un paradoxe supplémentaire. ↩
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147
P. Sullivan, « Le sens de l’argent. S. Freud, K. Marx, T. Bernhard », Communications, no 50, 1989, p. 44. Cette apparente neutralité est très rentable financièrement. Apple possède en 2011 plus de réserve monétaire que les États-Unis. ↩