Mythologies technologiques
Selon le designer Andrea Branzi, l’image de raison scientifique et de planification logique que l’on attribue à l’École d’Ulm est un « mythe ». Cette volonté de trouver des certitudes suite aux désastres de la Seconde Guerre Mondiale recouvre une « stratégie éminemment symbolique et métaphysique » :
[Ulm] a envisagé un refroidissement substantiel de l’objet même, une neutralisation de ses valeurs expressives à l’intérieur d’un code formel d’une grande pureté, d’une grande cohérence, qui protège de son envahissement visuel, de son arrogance mécanique.
Cette politique humaniste tendait à sauver l’homme de l’objet industriel, en transformant ce dernier en objet gris, prisonnier de sa perfection abstraite. En ce sens, l’entreprise d’Ulm a les apparences d’une grande vision métaphysique de l’objet industriel, défini comme une présence étrangère qui tire sa forme d’une logique « autre », d’une mystique technologique qui n’envahit pas le cercle du quotidien. Elle épargne ainsi à l’homme la contagion et donne naissance à une ligne d’instruments lunaires qui créent par leur présence et leur perfection une tension surréelle subtile132.
Comme l’indique plus loin Andrea Branzi, la crise du modèle ulmien est moins celle de ce qui s’y est passé que des dogmes de ses principaux acteurs. Ce qui est mort du projet ulmien, c’est le postulat du fondement scientifique du design, méthodes et langages universels comme générateurs d’un cadre de vie unitaire. La perspective d’un « retour à l’ordre » n’est plus pensable dans l’époque contemporaine, complexe et fragmentée. La réduction de tout problème en équations résolvables n’est plus tenable à mesure que la consommation et l’éclatement de la société en cultures se font jour. Le design affronte la crise que refuse de voir l’architecture, celle d’un monde où le bâti se réduit bien souvent à une symbolique de façade. Pour Branzi, il reste d’Ulm la capacité extraordinaire d’avoir élaboré « un système artificiel de symboles, de jeux parfaits, de langages purs, qui constituent dans leur ensemble une métaphore culturelle extraordinaire, le témoignage d’une recherche éthique quasiment héroïque133 ». Ulm est un « rationalisme surréaliste », un mythe qu’il s’agit moins de contester que de travailler en tant que tel. L’échec de ce que Branzi nomme le « projet moderne » ne signifie pas que les formes de ces objets disparaissent de l’époque actuelle :
Ulm a gagné sa bataille fondamentale, en ce sens qu’elle a défini de manière stable l’image de l’objet industriel tel qu’il se présente maintenant encore […], véritable réduction sémantique des formes. Ce « style » l’a emporté, au-delà des méthodes de conception. Il a également défini les instruments de l’électronique d’aujourd’hui, pour laquelle l’objet n’a aucune existence formelle, dans la mesure où son « projet » consiste dans le service et le software qu’il peut fournir 134.
Ulm est resté un « style industriel » et n’a pas donné lieu à un monde meilleur. Pour Branzi, il s’agit moins de le déplorer que de penser de nouvelles façons de faire projet. Le design italien se construit sur des bases opposées à l’École d’Ulm : « une culture didactique ‹ faible ›, une méthodologie du projet excentrée, une structure industrielle non programmée135 ». Le « nouvel humanisme » que défend Branzi est celui d’une modernité faible et diffuse, somme de récits et de fictions dont l’unité ne peut avoir lieu. Il s’agit de penser la situation du design dans une complexité globale. Branzi affirme l’autonomie du designer par rapport à l’industrie, non pas dans une relation de conflit, mais dans un dialogue.
La suite de l’essai éclaire davantage sa vision du design. La notion de progrès fait place à « l’impensé », le projet devenant le lieu « d’un processus de croissance sauvage, sans destin apparent ». La réalité n’est plus fonction de « grands desseins rationnels, mais d’une religion quotidienne, d’un polythéisme technologique instantané ». L’essai de Branzi bascule alors dans ce que nous pourrions qualifier de néoprimitivisme, une fusion chamanique de l’homme et de son environnement artificiel :
[Notre] nature et la nature artificielle (les services, l’information, l’électronique) cohabitent dans une sorte d’unité sensorielle, de même que l’indien s’identifie à la forêt. [Il] n’existe plus aucune distance critique, aucune mise en perspective entre l’homme et les technologies électroniques qui constituent presque son prolongement physiologique à l’intérieur des machines, et font même quasiment partie de son corps sensoriel. Ce sont des technologies que les Lumières ne parviennent pas à éclairer – contrairement à l’époque de la mécanique –, mais dont nous ne pouvons connaître que les effets, les performances, les signes, la magie136.
Le « système clos » du primitif de la « seconde modernité » que pense Branzi est un monde sans extériorité. Il s’agit de revenir à des sources culturelles, aux racines du langage. Ces mythes et archétypes sont pour Branzi la possibilité de retrouver des « codes universels » au-delà d’une raison technicienne. Il s’agit de reprendre le chemin parcouru par Ulm pour penser un « internationalisme » qui n’est pas résolu, ces lignes de fuite ne sont jamais des « parcours définitifs ». La critique d’Ulm que formule Branzi vise moins à récuser l’universalité in-dé-finie du design qu’à fonder une nouvelle culture du projet à partir d’un contre-modèle problématique. Sa lecture des formes ulmiennes comme « surréelles » permet de les inscrire stratégiquement dans le projet italien fondé sur une religiosité diffuse, ensemble de fiction venant « augmenter l’épaisseur du réel137 ».
Cette « modernité magique et artificielle » est-elle souhaitable ? Si l’analyse que donne Branzi du programme ulmien comme utopie rationnelle est pertinente et nécessaire, son recours aux notions de mythe et d’archétype semble s’opposer à une compréhension en acte de ce qu’est une technique — dans ce qu’elle ouvre comme écart entre une époque et une autre. Le retour à un primitivisme mystique, qui traite les matériaux et outils en fonction d’opportunités symboliques réduit la technique à des effets magiques. S’il y a bien une critique lucide à faire du projet ulmien, la façon de faire du design que propose Branzi (qui n’est jamais dogmatique) nous semble, dans un sens, recouper celle d’Apple. Recouvrir la technologie de formes symboliques produit une symbiose de l’homme à son milieu technique. Dans son milieu sans « distance critique », c’est la technique qui semble travailler d’elle-même, pur signe malléable à souhait. Nous ne nions pas ici que puissent (et doivent) exister des espaces pour l’imaginaire, la fiction et le symbolique. Pour autant, ceux-ci ne doivent pas « épaissir le réel », mais œuvrer à le découvrir. Dans la reprise contemporaine que donne Apple des formes ulmiennes, l’identification sans distanciation à la technique se fait sur un mode qui nie la compréhension des enjeux techniques. Cette reprise est plus qu’ambiguë, elle est de l’ordre d’une « injonction ».
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132
A. Branzi, « Rationalisme surréaliste », dans : Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité [1988], trad. de l’italien par C. Paolini, Centre Georges Pompidou, coll. Les Essais, 1991, p. 68. ↩
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133
Ibid., p. 72. ↩
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134
Ibid., p. 70. ↩
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135
Ibid., p. 73. ↩
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136
Ibid., p. 75. ↩
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137
Ibid., p. 58 : « La société postindustrielle exige moins de propager des qualités déjà acquises que de contribuer fortement à créer de nouvelles possibilités, de nouvelles épaisseurs de réel. Autrement dit, la quatrième révolution industrielle requiert l’élaboration de qualités soft et conceptuelles, plus sophistiquées, plus complexes. » ↩