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La pensée du déclin

Dans sa Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin revient sur les années 1840 qui voient soudainement décroître l’activité du peintre de «portraits en miniature» au profit du procédé photographique, plus efficace en termes de production. Alors que l’on pourrait s’attendre à un éloge économique et artistique de la technique nouvelle, Walter Benjamin envisage l’apparition de la photographie sous l’angle du «déclin»:

C’est pourquoi les questions historiques ou, si l’on veut, philosophiques que suggèrent l’expansion et le déclin de la photographie sont demeurées inaperçues pendant des décennies. […] 
On assista à un rapide déclin du goût […] La technique nouvelle pousse la précédente à son summum, puisque l’ancienne peinture de portrait, avant son déclin, avait produit une floraison de mezzotinto. […] 
Il existait alors entre l’objet et la technique une correspondance aussi aiguë que devait l’être leur opposition dans la période du déclin. […] 
C’est lui [Eugène Atget] qui, le premier, désinfecte l’atmosphère étouffante qu’avait propagée le portrait conventionnel de l’époque du déclin […] 
La tentation est grande de repousser cela [la reproduction photographique d’une œuvre] comme un déclin du sens artistique, une démission de nos contemporains152.

La récurrence de ce terme dans un petit nombre de pages doit nous interroger. Le terme de «déclin» désigne habituellement un changement d’une direction donnée, comme lorsque l’on parle du déclin d’un corps céleste vers l’horizon. Le déclin a lieu après l’apogée (la pleine lune, la lumière zénithale), il marque le seuil de la croissance et du développement d’un être. Le déclin est le changement de mouvement qui suit l’éclosion d’un être vivant, il en annonce la ruine. Les êtres vivants, précisément en tant qu’ils vivent, sont orientés par et pour la mort. Ils périssent soit d’une mort dite naturelle qui ne serait que la conclusion logique d’un long déclin, soit d’une mort dite accidentelle favorisée par la baisse des fonctions de résistance. Par extension, on peut aussi parler de déclin pour une civilisation ou, comme nous l’apprend Walter Benjamin, pour une période technique («l’époque du déclin»). Ce qui nous importe dans la Petite histoire de la photographie, c’est que cette technique vieille d’un peu plus d’un siècle à la rédaction de l’article de Benjamin (en 1931) fasse son apparition sous ce mode. Alors que l’on réserve généralement le terme de «déclin» à un certain âge, plutôt éloigné de la naissance, son utilisation pour désigner une invention ne va évidemment pas de soi. Au nom d’une légitimation artistique plus ou moins affirmée (à laquelle prend part le pictorialisme), la photographie artistique se construit initialement contre la vision scientifique, medium implacable et anonyme [Fig. 99]. Fig. 99 Si l’on suit cette idée, la photographie ne pourrait exister comme art qu’à condition de mimer une esthétique subjective. La détermination formelle du mouvement pictorialiste qui oriente la nouvelle technique vers d’anciennes formes se fait par «effacement», en superposant les couches de matières. La photographie est recouverte de textures picturales. Déterminés dans les images par la nouvelle technique, Fig. 100 les anciens halos photographiques vont disparaître avec les progrès techniques des appareils. Plus exactement, ils vont revenir chargés du poids historique du tableau. Le maintien économique de l’activité du peintre en miniature se fait par des procédés «fondamentalement antitechniques153» visant à reproduire l’aura des premières photographies [Fig. 100]. Contestant cette prétention à faire art par des procédés hérités de techniques anciennes, Walter Benjamin prend pour exemple une photographie de cimetière de Hill (1845) [Fig. 101]. Dans cette œuvre, le choix de l’emplacement et la disposition des corps sont «déterminés» par la technique et non pas par des modèles culturels: Fig. 101

Jamais ce lieu [le cimetière] n’aurait pu produire un tel effet si son choix n’avait reposé sur des déterminations techniques154 »

Le caractère rudimentaire de l’appareil photographique nécessite une prise de vue en extérieur pour plus de luminosité. La longueur du temps de pose des figurants est rendue possible par la stabilité physique des stèles funéraires. Cette influence des spécificités techniques sur le choix d’une scène ne signifie pas que l’appareil photographique produirait un résultat prévisible, qui ne dirait rien de l’auteur, mais que certaines orientations techniques seraient plus justes. Ce qui donne de «l’effet» à l’image, c’est cette «correspondance entre l’objet et la technique155» qui disparaîtra dans le «déclin». La photographie de Hill fixe les limites (les déterminations) de sa technique. Walter Benjamin nous permet donc de penser la différence entre un mode d’apparition «déterminé» (rendu possible) par l’appareil, et la détermination formelle de l’image résultant d’un «effacement du caractère photographique156». Si la première génération, celle des photographes-artistes, retarde le «déclin du goût», celui-ci surgit de façon aiguë lorsque, appâtés par le gain, les «commerçants» s’en mêlent. Walter Benjamin fait un rapprochement entre la capitalisation d’une technique et son déclin artistique:

La prétention de la photographie à être un art est contemporaine de son apparition sur le marché en tant que marchandise. Cette problématique obéit à une ironie proprement dialectique : le procédé, qui était par la suite destiné à remettre en question la notion d’œuvre d’art, puisqu’en la reproduisant il en accélérait la transformation en marchandise, se définit d’abord comme technique artistique157.

L’analyse que donne Walter Benjamin des «cartes de visite photographiques158» [Fig. 102] Fig. 102 nous permet de penser que l’économie se nourrit de cet encombrement. En accélérant la «transformation [de l’œuvre d’art] en marchandise», l’inauthenticité est source de profit. C’est pourquoi il est tout à fait illusoire de chercher à déduire de succès commerciaux des principes pertinents pour penser l’art ou le design. L’exemple des cartes de visite photographiques nous montre qu’une invention peut très bien être viable commercialement sans être pertinente techniquement. Walter Benjamin qualifie ainsi de «pesant» un art qui fait l’impasse sur ses «considérations techniques»:

Ici se montre dans toute sa pesante balourdise le concept trivial d’art auquel toute considération technique est étrangère et qui sent venir sa fin avec l’apparition provocante de la nouvelle technique159.

En s’affranchissant de la technique, l’artiste perd de vue la spécificité de son instrument. Son comportement est guidé par les anciens modèles, la nouveauté de la technique lui est masquée.

  1. 152

    W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], trad. de l’allemand par A. Gunthert, Études photographiques, no1, tirage à part, 1996, p. 8, puis p. 18, p. 19, p. 20, p. 21 et p. 26. 

  2. 153

    Ibid., p. 8: «Sans s’en apercevoir, c’est contre ce concept fétichiste et fondamentalement antitechnique que les théoriciens de la photographie se sont battus pendant près de cent ans, naturellement sans le moindre résultat.» 

  3. 154

    Ibid., p. 14. 

  4. 155

    Ibid., p. 19. 

  5. 156

    R. Demuchy: «Peut-être nous accusera-t-on d’effacer ainsi le caractère photographique? C’est bien notre intention.» Cité dans: G. Marissiaux, La possibilité de l’art, Musée de la Photographie, 1997. 

  6. 157

    W. Benjamin, «Peinture et photographie. Deuxième lettre de Paris, 1936», trad. de l’allemand par M. B. de Launay, reproduit dans: W. Benjamin, Sur l’art et la photographie, textes présentés par C. Jouanlanne, Paris, Carré, 1997, p. 85. 

  7. 158

    W. Benjamin, op. cit., p. 8: «Celle-ci ne conquit du terrain qu’avec la carte de visite photographique, dont le premier fabricant, c’est significatif, devint millionnaire.» Comme l’indique l’appareil critique de l’édition des Études Photographiques, «il s’agit d’André-Adolphe Disdéri (1819-1889), qui dépose en 1854 le brevet de la carte de visite photographique.» 

  8. 159

    W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 8.