La pensée associative du « memex »
La fin de la Seconde Guerre Mondiale interroge les scientifiques sur leur capacité à éviter un futur conflit de cette ampleur. L’éthique et la morale des pratiques scientifiques se sont heurtées à un usage traumatisant des technologies. Alors que la stratégie et la planification industrielle ont permis de coordonner les attaques et les ripostes des pays alliés, le calcul pourrait-il être aussi l’endroit d’une rédemption ? L’invention par Vannevar Bush45 d’une mémoire mécanique partagée entre la machine et d’autres utilisateurs s’inscrit dans le contexte trouble de la bombe atomique. Si les hommes ne parviennent pas à résoudre leur conflits autrement que par la guerre, la bombe aura raison de l’humanité. Le contexte historique dans lequel s’invente l’informatique est pris dans une ambivalence entre le calcul scientifique et la bombe atomique, entre la rédemption et la destruction. L’arme nucléaire serait le moyen le plus efficace pour générer un événement d’une violence inouïe, tandis que l’ordinateur (encore non nommé et non réalisé) pourrait être vu comme ce qui ramènerait de l’ordre au sein d’un monde divisé ; l’informatique serait ainsi le double inversé du nucléaire [ Fig. 9 ]. Refusant de rejeter la technique en tant que telle, Vannevar Bush réfléchit à des prothèses permettant d’éviter par la technique les dangers potentiels de la technique. Publié en 1945, son article « Comme nous pourrions penser46 » envisage l’amélioration de la société par un partage accru des connaissances. Les limites des systèmes de classement des articles scientifiques d’après-guerre conduisent à limiter leur diffusion et de nombreuses connaissances tombent dans l’oubli. La science, en améliorant l’accès à l’information, pourrait faire grandir la connaissance et la sagesse afin d’éviter les conflits humains. Pour atteindre cet objectif, l’article articule la conception d’un cerveau compris comme processus calculatoire et les prémisses d’une « pensée associative47 », qui serait d’un autre type que du simple traitement de données. Le cœur du texte décrit un mécanisme permettant d’archiver et de classer des mémoires savantes. Il s’agit concrètement de mettre en place un dispositif individuel [ Fig. 11 ], par opposition aux dimensions énormes des calculateurs de l’époque :
Imaginons un appareil de l’avenir à usage individuel, une sorte de classeur et de bibliothèque personnels et mécaniques. Il lui faut un nom et créons-en un au hasard, « memex » fera l’affaire. Un memex, c’est un appareil dans lequel une personne stocke tous ses livres, ses archives et sa correspondance, et qui est automatisé de façon à permettre la consultation à une vitesse énorme et avec une grande souplesse. Il s’agit d’un supplément agrandi et intime de sa mémoire48.
Vannevar Bush choisit « au hasard » le nom du dispositif « memex », dans lequel surgit le spectre de « text ». On sent une rumination, un bégaiement dans la duplication mécanisée du savoir. L’homme s’équipe d’un objet pour suppléer à sa mémoire qui se stocke dans des dispositifs externes. L’accélération des connaissances nécessite d’inventer des outils de consultation dédiés. Cette fiction technique nous invite à dépasser les anciens modes de pensée organisés en parties et sous-parties, où une chose et une seule doit être à sa place :
[Dans les anciens systèmes de classement, un document] ne peut être qu’en un seul lieu, sauf s’il en est fait un duplicata ; on doit mettre en place des règles pour normer son emplacement, et ces règles sont encombrantes49.
La mémoire pensée par Vannevar Bush n’est pas de l’ordre d’une réminiscence. Il s’agit de se souvenir d’une classification et des voix d’accès à des tiroirs servant à stocker des enregistrements :
[Alors que dans le memex les] codes les plus utilisés sont mémorisés par un moyen mnémotechnique, pour que l’utilisateur n’ait pas à consulter trop souvent le manuel des codes, qui peut cependant apparaître par simple pression d’une touche50.
La mémoire appareillée par le memex exige un mode d’emploi. On devient « utilisateur » de sa propre mémoire par l’extériorisation d’une fonction cognitive dans la machine. L’artificialité des indexations rigides des anciens classements va être dépassée par le recours à la capacité associative du cerveau humain :
Une étape s’avère indispensable au classement par association, dont le principe reposerait sur un système permettant à tout article d’en sélectionner immédiatement et automatiquement un autre. C’est ce processus reliant deux articles l’un à l’autre qui caractérise le memex51.
Le memex est l’appareil qui va permettre de combiner des données hétéroclites. Les écrans, leviers, boutons et systèmes diffèrent radicalement des anciens supports de notation. La mécanique associative est rendue possible par une manipulation physique destinée à être enregistrée [ Fig. 12 ]. Ce mode de pensée ne peut exister sans objets, sans être mis en dehors de lui-même dans des choses. Le stockage seul d’informations ne suffit pas, il faut réfléchir à d’autres modes d’accès aux données. Vannevar Bush dépasse le simple stockage de souvenirs et d’informations pour penser un nouveau mode de pensée. La mémoire humaine est plus qu’un objet formé d’autres objets. C’est, dit Vannevar Bush, un « réseau de pistes » fonctionnant par associations, recoupements et regroupements. Quand l’esprit humain est sollicité par un objet, il l’associe instantanément (« snap ») à d’autres qui lui sont suggérés par ses capacités mentales :
C’est exactement comme si on avait rassemblé les documents réels pour faire un nouveau livre, en mieux car chaque article est relié à une multitude de pistes. […] Des formes entièrement nouvelles d’encyclopédies vont apparaître, prêtes à l’emploi avec un réseau de pistes fonctionnant par association, prêtes à être insérées et amplifiées dans le memex52.
Les connexions permettent à l’utilisateur de la machine de constituer un « nouveau livre » [ Fig. 13 ] qui résulte de « l’association » des documents mis à disposition. L’archivage est opéré par des pointes acérées (des styles) qui inscrivent matériellement l’enregistrement des savoirs.
La « piste » peut être enrichie et partagée ultérieurement [ Fig. 14 ] :
Il met alors en route un reproducteur qui photographie l’intégralité de la piste. Son ami peut ensuite l’intégrer à son propre memex, où il la reliera à la piste générale53.
La fin du texte de Vannevar Bush envisage la réduction de tout type d’informations à des signaux électriques, mis en parallèle avec le fonctionnement du cerveau. La mémoire humaine diffère de la calculabilité froide des machines car les objets s’effacent progressivement s’ils ne sont pas sollicités. Elle est faillible, contrairement à la machine dont « la piste ne disparaît pas ». La volonté de rassembler l’ensemble des connaissances scientifiques ne devient pertinente que par l’entrelacement de sens qui vont surgir d’un objet à l’autre. Le memex organise des connaissances, les déroute, fait advenir des connexions complexes et imprévues. Ce qui est décisif chez Vannevar Bush, c’est qu’il envisage des modes de lecture et d’écriture qui ne sont plus ceux de l’époque du papier54. Ce type de pensée ne se base pas sur l’expérience séquentielle de la page, au sens où cet espace délimité détermine ce qu’on peut y écrire. La « pensée associative » est aussi un mode de réflexion fondamentalement incomplet. Il est toujours possible de rajouter un élément à un autre, n’importe quel embranchement peut devenir la base d’un nouveau réseau pour soi ou pour quelqu’un d’autre.
La traduction intégrale55 de l’essai de Vannevar Bush (qui figure en appendice de cette thèse) a posé un certain nombre de problèmes d’interprétation, à commencer par le titre « As we may think ». Nous avons choisi de trancher entre le double sens anglais de may, pouvons/pourrions, par « pourrions » afin de mettre l’accent sur la dimension prospective du texte, celle d’un projet visionnaire. Cependant, le texte de Vannevar Bush doit s’entendre à la fois comme un projet moral (l’impératif) et comme l’inauguration d’un nouveau champ de possibilités (le conditionnel). May renvoie à la morale, au devoir, et par conséquent à la bonne ou à la mauvaise façon de penser. Vannevar Bush voit dans le memex une possibilité de sauver une humanité menacée par l’expansion dangereuse d’une technique aveugle. Son impératif est pragmatique et non pas catégorique. Puisque nous le pouvons alors nous le devons. Auparavant, nous le devions donc nous le pouvions. C’est ce lien entre nécessité et possibilité qui fait de cet essai un texte singulier que les designers gagneraient à étudier. Si l’on comprend la démarche de Vannevar Bush comme celle d’un bricoleur/hacker du futur, il est possible de lire ce texte de scientifique comme un écrit de designer. Le designer doit concevoir un appareil pour articuler matériellement (« in extenso », dans la matière) une relation mécanique entre des façons de penser habituellement confondues dans le cerveau humain. Dans le cas du memex, le lien va se faire entre la pensée cataloguante et la pensée associative. Cette perspective vertigineuse, si on la replace dans le contexte de l’époque, l’est encore davantage aujourd’hui. Le texte de Vannevar Bush pose la question cruciale de savoir comment choisir ce qui fait sens parmi toute la masse de contenus produits par l’homme. On retrouve ici l’ambivalence de l’écriture posée par Platon dans le Phèdre, où l’écriture est vue comme « le poison de la mémoire vivante ». L’écriture, en tant qu’externalisation de la mémoire, est à la fois ce qui augmente les capacités humaines et ce qui affaiblit le corps biologique. Il y a un enjeu décisif à décider de ce qui doit être connu (au sens de rendu public/partagé) dans une masse d’information et de données : structurer un flux pour pouvoir isoler ce qui doit devenir de la connaissance. Si l’humanité n’est plus en mesure de traduire l’information en connaissance, alors cette indistinction deviendra indigestion, « infobésité », absence de communication, conflit, bombe. L’éthique de l’ingénieur qu’est Vannevar Bush est aussi celle du designer : la technique doit servir l’homme pour lutter contre ses insuffisances. Il est ainsi possible d’inscrire le texte de Vannevar Bush dans la lignée des Lumières : mis à plat et rendu disponible, le savoir humain devait pénétrer toutes les couches de la société pour l’éclairer de ses vertus56. Comment faire pour que la technique ne soit pas niée et camouflée, mais avérée dans une puissance de nouveauté ? C’est là que la notion de fiction technique fait sens : il y a une façon de faire du design qui ne passe pas nécessairement par la production d’objets concrets.
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45
Von Neumann, qui est avec Turing l’homme à la base de l’architecture matérielle de l’ordinateur, est l’un des principaux chercheurs ayant œuvré à l’élaboration des deux premières bombes nucléaires. De la même façon, Vannevar Bush, qui était à la tête de la darpa (le département de recherche américain), était directement impliqué dans les recherches ayant permis le développement de la bombe nucléaire. ↩
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46
V. Bush, « As we may think », The Atlantic Monthly, Volume 176, No 1, juillet 1945, p. 101-108. Traduction de l’auteur. ↩
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47
Ibid. : « The human mind does not work that way. It operates by association. With one item in its grasp, it snaps instantly to the next that is suggested by the association of thoughts, in accordance with some intricate Web of trails carried by the cells of the brain. » ↩
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48
Ibid. : « Consider a future device for individual use, which is a sort of mechanized private file and library. It needs a name, and, to coin one at random, ‹ memex › will do. A memex is a device in which an individual stores all his books, records, and communications, and which is mechanized so that it may be consulted with exceeding speed and flexibility. It is an enlarged intimate supplement to his memory. » ↩
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49
Ibid. : « It can be in only one place, unless duplicates are used ; one has to have rules as to which path will locate it, and the rules are cumbersome. » ↩
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50
Ibid. : « Frequently-used codes are mnemonic, so that he seldom consults his code book ; but when he does, a single tap of a key projects it for his use. » ↩
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51
Ibid. : « It affords an immediate step, however, to associative indexing, the basic idea of which is a provision whereby any item may be caused at will to select immediately and automatically another. This is the essential feature of the memex. The process of tying two items together is the important thing. » ↩
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52
Ibid. : « It is exactly as though the physical items had been gathered together from widely separated sources and bound together to form a new book. It is more than this, for any item can be joined into numerous trails. […] Wholly new forms of encyclopedias will appear, ready made with a mesh of associative trails running through them, ready to be dropped into the memex and there amplified. » ↩
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53
Ibid. : « So he sets a reproducer in action, photographs the whole trail out, and passes it to his friend for insertion in his own memex, there to be linked into the more general trail. » ↩
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54
L’article contient potentiellement, et c’est ce qui fera sa postérité, le concept d’hypertexte. Voir : J. M. Nyce, P. Khan, From Memex to Hypertext: Vannevar Bush and the Mind’s Machine, Atlanta, Academic Press, 1992. ↩
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55
Une traduction partielle a été effectuée par Charles Monatte dans : « Tel que nous pourrions penser ». ↩
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56
Cette visée court encore aujourd’hui dans la façon dont Google se raconte : L. Page, « Google : ‹ Notre ambition est d’organiser toute l’information du monde, pas juste une partie › », propos recueillis par A. Beuve-Mery, C. Ducourtieux, N. Herzberg, D. Leloup et S. Kauffmann, Le Monde, 21 mai 2010. ↩