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Créer ses parcours

Avec Alan Turing, Ted Nelson, Vannevar Bush et Tim Berners-Lee, nous avons exploré quatre façons de faire du numérique qui se croisent et se répondent. Au contraire de Ted Nelson qui exprime une vision et imagine des procédés, Tim Berners-Lee dispense un procédé porté par une vision très pragmatique. La force de Tim Berners-Lee est son immense simplicité intellectuelle et morale, son absence de prétention. Il y a chez lui une efficacité pratique et une réflexion depuis et avec la technique. Au contraire de Xanadu, le programme de Tim Berners-Lee incarne une vision profondément démocratique et délibérative, pas du tout littéraire ou encyclopédique. C’est cela qui dérange Ted Nelson: pour lui le réseau doit se penser depuis la compréhension des computers. Il a une vision plus large de ce que signifie une technique: «everybody should understand computers» (phrase marquée en majuscules en introduction de Computer Lib)97.

Les ordinateurs sont les messagers diaboliques d’une foule d’individus de plus en plus nombreuse, qui les conçoit comme un ensemble uniforme d’outils de régulation et d’étouffement de toutes choses chaudes, humides et humaines. Ces charges, bien sûr, ne sont pas totalement infondées. Mais dans leur expression la plus radicale, elles sont inefficaces et expriment une acceptation de la déshumanisation qu’elles dénoncent. Nous avons clairement besoin de bien plus de discernement pour comprendre l’éthique des divers rôles des machines dans les affaires humaines98.

L’ignorance de ces textes fondateurs et l’absence de traduction en langue française des dizaines d’années après leur parution nous disent quelque chose de nos rapports aux programmes. Privés d’une pensée sur le long terme et de débats essentiels encore aujourd’hui, nous courons le risque de tout agglomérer sans discernement. Le renoncement à la compréhension d’une technique que dénonce Ted Nelson va de pair avec l’acceptation d’un vocabulaire usé et inadapté: «nous avons clairement besoin de bien plus de discernement» (Ken Knowlton). Le design des programmes perd à mal nommer les choses, à se contenter de discours schématiques et binaires. Pourtant:

– Il y a là matière à penser pour notre époque, peut-être bien davantage que dans les discours actuels marqués par une hégémonie du vocabulaire «économique».

– Laisser ces textes reposer dans leur langue anglaise d’origine, c’est manquer ce qui en eux nous intéresse, c’est refuser de les accueillir dans notre époque. De la même façon, conserver au sein de textes en français un mot anglais, c’est affaiblir la langue anglaise. Quelque chose en elle n’est pas interprété et créé une souffrance (un manque).

– Il y a lieu de prendre à bras le corps les enjeux éthiques posés par l’association d’une technique et d’une logique (la techno-logie). Les textes de Vannevar Bush ou de Ted Nelson peuvent ainsi nourrir des réflexions sur une éthique du design à l’époque du numérique.

– Ce que nous croyons «nouveau» dans les «nouvelles technologies» ne l’est pas forcément. Il n’y a pas une nouveauté mais des façons de faire multiples et contradictoires. Ce qui ressort de ces éléments historiques, c’est qu’il existe des programmes qui résistent aux changements techniques. Plus précisément: l’adéquation entre un programme et son époque technique n’a rien d’évident.

Les exemples des formes de lecture que nous avons pu nous étudiés ci-dessus nous montrent que l’imitation d’une expérience archétypale empêche le développement de modes de pensée singuliers et soutenables. L’appel de Vannevar Bush, «Comme nous pourrions penser», est resté de l’ordre du conditionnel. Comme l’indique Alain Giffard, malgré des changements de modèles considérables, l’époque technique actuelle n’a pas pleinement réalisé la possibilité de créer ses «propres parcours de lecture». L’agencement du texte numérique reste en partie déterminé par des modèles économiques et historicistes. Dans ces conditionnements économiques et esthétiques, quelque chose de la technique reste captif. Les systèmes économiques dominants orientent les «usages» dans des directions qui ne favorisent pas l’émergence de singularités et plus encore: d’inventions. Dirigiste et implacable, la Machine de Turing ne supposait pas la présence d’un lecteur, étant elle-même son propre dispositif de lecture/écriture. Il est possible que l’on retrouve une telle restriction des «modes d’accès» (Alain Giffard) sous les aspects séduisants des interfaces dominantes de lecture à l’écran. Les langages de description scientifique des documents n’ont pas été accompagnés de façons d’actualiser des pratiques individuelles et collectives. L’expansion du Web s’est essentiellement développée à partir de technologies qui, bien que «libres» en terme de copyright, peinent à avérer des ruptures effectives.

L’enseignement de Ted Nelson est que le refus de comprendre les techniques nous prive de la possibilité fondamentale de construire des conduites singulières. En ce sens, une technique «opaque» serait contraire au développement d’une éthique. Dès lors, nous pouvons poser que certains types de programmes font obstacle au développement humain. À l’inverse, par sa compréhension en acte des opérations effectuées, la «fiction technique» de Vannevar Bush est de l’ordre d’une «technique de soi99». Cette façon de faire du numérique permet de penser des types de programmes ouvrant sur des modes de pensées singuliers: «le fantastique désordre de l’existence humaine100».

  1. 97

    T. Nelson, Computer Lib, op. cit. 

  2. 98

    K. Knowlton, «Collaborations with Artists — A Programmer’s Reflections», dans: Graphic Languages. Proceedings of the ifip working conference, Amsterdam, North Holland Publishing, 1972. Cité dans : T. Nelson, Computer Lib, ibid., p. 2: «Computers are catching hell from growing multitudes who see them uniformly as the tools of the regulation and suffocation of all things warm, moist, and human. The charges, of course, are not totally unfounded, but in their most sweeping form they are ineffective and therefore actually an acquiescence to the dehumanization which they decry. We clearly need a much more discerning evaluation in order to clarify the ethics of various roles of machines in human affairs.» Traduction de l’auteur. 

  3. 99

    A. Giffard, ibid. 

  4. 100

    «Ted Nelson on Zigzag data structures», op. cit.