Élément historique 5
Prospection dans le champ du design
Et si la production de n’importe quel objet pouvait être abandonnée à une technique autonome ? Et si du passage de la conception à l’objet, tout se déroulait sans accrocs, sans efforts ? Dans son livre Makers. La nouvelle révolution industrielle645, Chris Anderson dresse le portrait d’un mouvement à même, selon lui, de réaliser ces ambitions. L’ex-rédacteur en chef de la revue Wired646 envisage le pendant numérique du mouvement « do it yourself » (« fait soi-même ») comme capable de répondre aux enjeux posés par la mondialisation : délocalisation des lieux de production, standardisation des marchandises, commercialisation centralisée. À cela, Chris Anderson oppose la location d’espaces dédiés à la production (les fablabs, « laboratoires de fabrication647 »), le sur-mesure permis par la conception assistée par ordinateur, et la vente en ligne permettant d’atteindre des individus situés aux quatre coins du monde. La forme d’entreprise traditionnelle et verrouillée des objets de l’ancien monde (dépôt de brevet, édition, production en série, etc.) est confrontée aux nouvelles façons d’entreprendre à l’ère du numérique : communautés d’amateurs, partage et ouverture des sources, réduction de toute information en données, compatibilité des fichiers, fabrication décentralisée et automatisée, etc. La flexibilité du numérique permet de dépasser l’opposition entre délocalisation en Asie et relocalisation de la production, tout étant envisagé en fonction des opportunités et des échelles de stock. Les machines à commande numérique peuvent produire à la demande, ce qui évite de coûteux investissements en moules (qui ne seront rentabilisés qu’à partir de milliers d’exemplaires). De plus, l’automatisation permet une personnalisation des objets qui va au-delà de la simple impression sur un support existant.
Pour Chris Anderson, l’automatisation des tâches diminuant chaque jour la part manuelle du travail, le coût humain d’un produit tend à être marginalisé dans le prix de vente final. Les machines étant les mêmes d’un pays à l’autre, il devient possible de les rassembler localement dans des plates-formes polyvalentes, qui ne sont plus attachées à une marque particulière. Sans parler des limites de l’automatisation, l’idée, contestable, est qu’il ne sert plus à rien de vouloir posséder l’outil de production puisqu’on peut le louer n’importe où et n’importe quand648. Une petite pme aurait ainsi accès aux mêmes chaînes de production que Ford ou General Motors. Le livre regorge d’exemples, comme les drones diy (engins volants sans pilote « à faire soi-même »), et plaide pour un volontarisme de chaque instant. Tout devient possible pour ceux qui entreprennent. Mais cette vision de l’entrepreneur comme sauveur n’aborde que trop succinctement les questions sociopolitiques posées par ceux qui, pour des raisons diverses, ne franchissent pas le pas. Assumant de ne pas rémunérer la plupart des contributeurs, Chris Anderson défend un modèle économique finalement traditionnel, celui d’Adam Smith et des singularités égoïstes649. Le livre est intéressant quand il fait surgir des contradictions, des nuances. Par exemple, la startup de Chris Anderson reste dépendante de fournisseurs chinois pour ses cartes mères pour drones, lesquelles ne peuvent pas être facilement répliquées par une machine à commande numérique. Il en est de même pour les outils de production et matières premières, dont la provenance n’est même pas évoquée dans l’ouvrage.
Tel un démiurge, l’homme serait désormais capable de modeler le monde à sa guise. La machine automatisée joue le rôle d’une matrice toute puissante qui secrète l’invention dans le fantasme d’une « matière programmable650 » universelle. La « démocratisation des outils » est pensée comme allant de soi, l’auteur revenant constamment sur le fait que n’importe qui peut désormais faire de chez lui n’importe quoi, avec juste un ordinateur et quelques milliers de dollars. Remettant en jeu la vieille idée d’un monde d’où le manque se serait retiré, Chris Anderson confie à la technologie contemporaine le soin de combler les besoins humains. Le passage de la conception à la production se fait sur le mode de la génération. La description que donne Chris Anderson de la fabrication générée par des machines prend alors l’allure d’une fable :
Voici un bain de résine liquide inerte, une soupe primordiale. Comme un éclair, un laser commence à y tracer des motifs. Des formes apparaissent et émergent du bain nutritif, tirées du néant comme par magie. […] Il est possible d’imaginer une chose, de la dessiner sur un ordinateur, et une machine la rendra réelle. En appuyant sur un bouton, on peut faire apparaître un objet (au bout d’un moment)651.
L’auteur fait l’impasse sur les limites inhérentes aux programmes de conception, dont il ne nous sera pas dit grand chose dans l’ouvrage. Chris Anderson n’envisage pas les logiciels dits de création comme autre chose que des « assistants », parfaits automates dociles. Les « savoir-faire encodés652 » dans les logiciels sont dès lors privatisés, du moins modélisés, et rien n’est dit quant aux possibles limitations que cette externalisation entraîne. Il en est de même pour les matériaux et les circuits imprimés, que l’auteur confie sans réserve à une technicisation progressiste. Le programme calcule tout par une espèce de « magie » :
Comme le disait Arthur C. Clarke, « une technologie suffisamment avancée ne se distingue pas de la magie ». Elle s’en rapproche653.
Pour Chris Anderson, un design « révolutionnaire » (il est question tout au long de l’ouvrage de « révolution numérique ») est un processus fluidifié de bout en bout qui opère ses effets sans se manifester. Le programme tend ici à l’invisibilité, sa parfaite transparence masque tout principe de fonctionnement. La vision du design développée par Chris Anderson reflète des mythes technologiques qui dépassent largement le cadre de son ouvrage. Ce que cette vision utopiste refuse de voir, c’est que les « makers » (amateurs-producteurs) sont largement mis à l’écart de la fabrication des outils, de la modélisation des formes et des algorithmes de traduction. Comme le dit Basil Samson, commentant Ezio Manzini :
Notre univers n’est pas sans contraintes : il diffère de la science-fiction. Croire que la technologie solutionne tout sans conditions, sans contraintes, sans transiger est un mythe, une fiction attribuée par le sens commun à la science et aux techniques654.
Est-il souhaitable que le design disparaisse, qu’il réalise une absence du « manque » ? La confusion entre généralisation et démocratisation est le symptôme d’une façon de faire du design qui s’en tient à de la pure projection, en ignorant ce qui, dans le design, résiste au concept. Si l’on renverse le point de vue d’un logiciel pensé comme une mise à disposition d’une assistance, nous pourrions alors envisager l’intérêt d’un programme par sa faculté à s’écarter de ce qui, dans le programme, est de l’ordre d’une détermination. Le designer serait alors celui qui permettrait de faire varier les fonctionnements attendus des objets, qui s’épuisent dans les « modes d’emplois ». Cette liberté nous est habituellement refusée dans les objets ou logiciels conçus comme des marchandises, séparées de leurs conditions techniques. On ne peut tirer bénéfice que d’une chose séparée de celui qui l’a faite. Le produit acquiert une vie propre, distincte de ses conditions de réalisation. L’objet de ce chapitre sera donc, à rebours d’un programme invisible, de penser les modes de relation entre designers et programmeurs pour envisager ce que l’un et l’autre peuvent apprendre de leurs cultures du projet. Pour cela, nous mettrons en rapport la conception singulière que donne Gilbert Simondon de l’objet technique avec le domaine des programmes. Afin d’étudier les modes d’ouvertures des programmes, et ce que le designer peut apprendre de cette prospection, deux questions principales restent à explorer : si les logiciels dits de création numérique peuvent favoriser une pensée de l’écart, comment dépasser l’opposition entre logiciel libre et propriétaire pour viser une ouverture effective ? La singularité d’une pratique logicielle est-elle principalement le fait d’une éducation, ou peut-on penser qu’un programme puisse favoriser l’émergence de pratiques singulières ?
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645
C. Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, traduction de l’anglais par M. Le Séac’h, Montreuil, Pearson, 2012. Nous avons rédigé une critique de cet ouvrage dans : « Makers : Fables Labs ? », Strabic. ↩
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647
Traduction de l’auteur. La fing traduit fablabs par « lieux de fabrication numérique ». ↩
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648
Ibid., p. 82 : « […] rien ne vous empêche de fabriquer quoi que ce soit. Les moyens de production sont désormais aux mains du peuple. Comme le dit Eric Reis, auteur de Lean Startup, Marx s’est trompé, ‹ l’important n’est plus la propriété des moyens de production. C’est la location des moyens de production ›. » ↩
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649
Ibid., p. 85 : « Ces créateurs d’entreprise déclarent souvent que leur premier devoir est d’être utiles à la collectivité, le second étant de gagner de l’argent.[…] En un sens, cela revient seulement à pousser à l’extrême la spécialisation en laquelle Adam Smith a été le premier à voir, dans La Fortune des nations, la clé d’un marché efficient. […] : avantage comparatif plus commerce égale croissance. Ce qui était vrai au xviiie siècle l’est encore plus au xxie siècle, maintenant que les spécialistes disposent de chaînes logistiques mondiales pour s’approvisionner en matériaux de production et de marchés mondiaux pour diffuser leurs produits de niche. » ↩
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650
Ibid., p. 269 : « Biologie et fabrication / Le rêve ultime du hacker est la matière programmable. La nature fonctionne déjà de cette manière. » ↩
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651
Ibid., p. 102. ↩
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652
N. Thély, « L’émancipation lyophilisée de l’amateur », octobre 2011. ↩
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653
C. Anderson, Makers, op. cit., p. 102. ↩
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654
B. Samson, Matière à prétexte, mémoire dirigé par A. Lemonier, Paris, ensci, 2009. Basil Samson commente le livre suivant : E. Manzini, La Matière de l’Invention [1986], trad. de l’italien par A. Pilia et J. Demarcq, Paris, Centre Pompidou, cci, coll. Inventaires, 1989. ↩