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Désarticulation et transformation

Dans La tâche du traducteur, préface de sa traduction en allemand des Tableaux parisiens de Baudelaire, Benjamin pose l’œuvre d’art comme ce qui ne peut pas se comprendre si l’on se place du point de vue du récepteur. Une telle affirmation lui permet de dire quelques lignes plus bas qu’une œuvre littéraire ne «dit rien», ne «communique rien545». De là, Benjamin va élaborer une théorie de la traduction comme écriture seconde, qui ne signifie rien de l’original, puisque ce dernier n’a aucun sens. Ce qui intéresse Benjamin dans la traduction, c’est qu’elle vient par définition après, qu’elle assure la survie, sans métaphore, de l’original. Cette parenté entre l’original et la traduction n’est pas pensée comme une altération, une déperdition qui serait une «transmission inexacte d’un contenu inessentiel.» Le contenu n’importe pas, nous dit Benjamin, car «la traduction est une forme». Étrange formule qui lui permet de penser que si la traduction est authentique, c’est en tant qu’elle ne ressemble pas à l’original:

Le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une conversation originale. Elle consiste entre ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais, a priori, et abstraction faite de toutes relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire546.

En retournant cette phrase, on pourrait aussi penser que c’est en tant qu’elles ne veulent rien dire que les langues peuvent être apparentées. Cette idée d’un «pur langage» qui se fraierait un chemin au-delà des significations et des besoins d’une époque signifie que quelque chose demeure dans les œuvres qui serait de l’ordre d’un indivisible: non pas un sens caché, mais l’expérience de l’originaire. Le dernier texte (chronologique) n’a pas raison sur les précédents, car il cherche quelque chose de similaire, un degré d’expression situé en deçà de la diversité des langues.

Rencontrer une autre langue, c’est rencontrer un tout autre système de concepts que le nôtre, c’est donc pouvoir constater que la pensée analytique qui est censée nous donner une image du monde relativement objective varie en fait d’une langue à l’autre, ce qui évidemment encourage à cet effort de la transgresser qu’est l’écriture de poésie. […] La multiplicité des idiomes révèle que la poésie ne peut être qu’une parole au-delà de leurs conceptualisations diverses, une sorte de verbe dans l’en avant de notre pensée présente : peut-être est-ce que Walter Benjamin essayait de dire dans son essai aussi célèbre qu’obscur sur la tâche du traducteur547.

L’attention que porte Bonnefoy aux choses qui sont s’incarne dans une pratique soutenue de traductions de poésies, auxquelles il a consacré plusieurs essais de référence548. Là où le langage fait système, la poésie est parole549, «présence» au monde d’un sujet. La traduction poétique approche l’original comme une énonciation. Traduire en poète d’autres auteurs, c’est faire l’épreuve d’une résistance qui défie la pensée conceptuelle, comprise ici comme ce qui serait un langage dénué d’ambiguïtés, d’erreurs, d’imprécisions. Imparfaites car diverses, pour reprendre le mot de Mallarmé550, les langues ne sont pas pour autant pas vouées à être dépassées par un langage unique, de la certitude, qu’il soit scientifique ou artistique551. La poésie se caractérise pour Bonnefoy par son «inachèvement552», non pas ajouter des mots à d’autres mais mesurer le poids d’une histoire qui nous regarde, que certains auteurs du passé puissent davantage nous concerner que ceux d’aujourd’hui. Ce qui, pour Benjamin, relie les langues, c’est leur «parenté» (dans un sens non-historique), qu’elles puissent se reconnaître les unes des autres comme des existences faisant monde. La traduction fait l’expérience d’un langage qui dépasse l’histoire et les utilités immédiates. Tandis que la parole demeure intacte dans sa puissance transhistorique, une traduction est datée553. La traduction fige le sens libre et mouvant de l’original car elle n’a pas affaire à une réalité extra-linguistique; d’où suit qu’une traduction, pour Benjamin, n’est pas traductible:

Moins le langage de l’original a de valeur de dignité, plus il est communication, moins la traduction peut y trouver son compte, jusqu’à ce que la totale prédominance de ce sens, bien loin d’être le levier d’une traduction formellement achevée, en ruine la possibilité. Plus une œuvre est de haute qualité, plus elle reste, même dans le plus fugitif contact avec son sens, susceptible d’être encore traduite. Cela ne vaut, bien entendu, que pour les textes originaux. Les traductions, en revanche, se révèlent intraduisibles, non parce qu’elles seraient trop chargées de sens, mais parce qu’elles le sont de manière trop fugitive554.

Dans sa lecture de l’essai sur La tâche du traducteur, Paul de Man peut ainsi écrire que:

La critique comme la traduction sont toutes deux prises dans un mouvement […] qui défait la stabilité de l’original en lui donnant dans la traduction ou la théorisation une forme définitive, canonique […] La traduction canonise, fige l’original et révèle dans l’original une mobilité, une instabilité qu’on ne remarquait pas d’emblée555.

Il y a bien, parmi les langues plurielles, une saillie de la pensée, un intraductible qui ne peut être rendu qu’en acceptant cette brèche originaire. L’original, nous dit Benjamin, incarne un type d’expérience qui met à l’épreuve l’idée d’une langue transparente à elle-même. La traduction inscrit (fige) l’horizon des langues dans une «renaissance indéfinie» qui tend, sans jamais l’atteindre, vers un «langage supérieur». Cette impossible mise à nu permet à Benjamin de dire que dans la traduction:

L’original croît et s’élève dans une atmosphère, pour ainsi dire plus haute et plus pure, du langage […] vers laquelle cependant, avec une pénétration qui tient du miracle, il fait au moins un signe, indiquant le lieu promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront556.

[La traduction ne doit pas se lire] comme une œuvre originale de sa propre langue. Au contraire, ce que signifie sa fidélité assurée par la littéralité, c’est que l’œuvre exprime le grand désir d’une complémentarité des langues. La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre medium557.

La traduction déplace l’original et, par là, sans le supplanter, découvre son caractère inachevable. «Laisser tomber le pur langage sur l’original» (Benjamin) peut se comprendre comme la paradoxale tentative de manifester un sens qui échappe au registre de la communication. La non équivalence de la traduction permet de lire dans l’original une réalité plus haute. C’est en tant qu’elle ne cherche ni à imiter ni à remplacer, que la traduction fait différer ce qui, sans elle, resterait peut-être incompris. Il n’y pas de système d’équivalence entre deux langues, pas plus qu’il ne peut y avoir d’adéquation logique entre une pensée et sa forme. La recherche d’une coïncidence logique est vouée à l’échec, car diffère précisément entre deux mots étrangers ce qu’ils veulent dire. La traduction fait mûrir (paraître) un sens qui n’est fidèle qu’en tant qu’il n’est pas restitution. Cette «transparence» qui fait lire en étant infidèle permet de viser un sens plus pur en inscrivant le texte original (transhistorique) dans une époque qui passe. Il faut que la traduction puisse mourir pour que «demeure la parole de l’écrivain». Si une lecture trop hâtive de l’essai de Benjamin pourrait laisser entendre une dépréciation de l’activité du traducteur, il n’en est rien. Opération seconde mais pas secondaire, l’impossible tâche du traducteur serait ce qui authentifie l’original. La traduction représente le signifié «par l’essai, par le germe de sa création558». Cette compréhension différée d’un pur langage que la traduction fait mûrir dans ses boutures ferait du traducteur celui qui remonte vers les racines communes des langues. L’acte de traduction serait alors une façon d’appréhender dans une œuvre ce qui ne peut pas se comprendre ou se communiquer. Plus encore: la tâche du traducteur révèle au sein de l’original une béance originaire.

Elles [les traductions] désarticulent, elles défont l’original, elles révèlent que l’original était déjà et depuis toujours désarticulé. Elles révèlent que leur échec qui semble être dû au fait qu’elles sont secondes par rapport à l’original révèle un échec essentiel, une désarticulation essentielle qui était déjà là dans l’original559.

Le commentaire de Paul de Man relève dans l’essai de Benjamin le danger de l’acte de traduction, qui fait apparaître dans le langage une «désarticulation» fondamentale. Alors que l’on parle habituellement dans l’oubli du langage, dans un confort quant aux mots de tous les jours, la traduction brise cet état d’inattention en portant le poids d’une «souffrance560» quant à ce qui a été sans tout à fait cesser d’être. La «désarticulation» qu’éprouve le traducteur dans l’inadéquation des langues est celle qui travaille et menace leurs singularités. Cette douleur dont parle Benjamin est ressentie lorsque l’on sort de l’état de commodité, d’oubli quant à nos techniques. Apparenter la traduction à un acte de création ne va dès lors pas de soi. Cette «désarticulation» qui fait vaciller la stabilité de l’original inquiète une façon de faire sens qui rejoint ce que Bonnefoy formule à propos des limites de la pensée conceptuelle. La traduction ne saurait se réduire à une transposition. Elle est une activité de transformation liée à la subjectivité du traducteur et à une temporalité particulière. En ce sens, il est possible de la comprendre comme une activité critique transformatrice de l’histoire. Si pour Benjamin la traduction n’est pas traductible, elle affecte cependant sa langue d’accueil, et par là son époque:

Alors que la parole de l’écrivain survit dans sa propre langue, le destin de la plus grande traduction est de s’intégrer au développement de la sienne et de périr quand cette langue s’est renouvelée. La traduction est si loin d’être la stérile équation de deux langues mortes que précisément, parmi toutes les formes, celle qui lui revient le plus proprement consiste à prêter attention à la maturation posthume de la parole étrangère et aux douleurs d’enfantement de sa propre parole561.

  1. 545

    W. Benjamin, «La tâche du traducteur» [1923], dans: Œuvres 1, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2007, p. 244: «Mais que ‹dit› une œuvre littéraire? Que communique t-elle? Très peu, à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas message.» 

  2. 546

    Ibid, p. 248. 

  3. 547

    Y. Bonnefoy, entretien à l’Arbre à Lettres, op. cit. 

  4. 548

    Voir notamment: Y. Bonnefoy, L’autre Langue à portée de voix. Essai sur la traduction de la poésie, Paris, Seuil, coll. La Librairie du xxie siècle, 2013. 

  5. 549

    Bien qu’on puisse rapprocher cette distinction de ce que dit Saussure à propos de la langue et de la parole, Bonnefoy conteste la fonction diacritique du signe linguistique, qui pose que «dans le langage, il n’y a que des différences». 

  6. 550

    Benjamin cite dans son essai la phrase de Stéphane Mallarmé dans Crise de vers: «Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême.» 

  7. 551

    Yves Bonnefoy discute le sonnet en Yx et ses implications quant à l’idée d’une langue pure, dotée de mots nouveaux, dans: La hantise du Ptyx. Un essai de critique en rêve, Bordeaux, William Blake And Co., 2003. 

  8. 552

    Y. Bonnefoy, «L’inachèvement est ce qui caractérise la poésie», entretien écrit avec P. Delaroche et B. Liger, L’Express, 22 novembre 2010. 

  9. 553

    W. Benjamin, «La tâche du traducteur», op. cit., p. 250: «Alors que la parole de l’écrivain survit dans sa propre langue, le destin de la plus grande traduction est de s’intégrer au développement de la sienne et de périr quand cette langue s’est renouvelée.» 

  10. 554

    Ibid., p. 260-261. 

  11. 555

    P. de Man, «Conclusions: ‹La Tâche du traducteur› de Walter Benjamin» [1983], dans: ttr: traduction, terminologie, rédaction: Traduire la théorie, vol. 4, no 2, Ottawa, Association canadienne de traductologie 1991, p. 36. 

  12. 556

    W. Benjamin, «La tâche du traducteur», op. cit., p. 252. La formule est très proche de ce qu’il dira à propos d’Atget dans Petite histoire de la photographie [1931], op. cit., p. 20: «C’est lui qui, le premier, désinfecte l’atmosphère étouffante qu’avait propagée le portrait conventionnel de l’époque du déclin.» 

  13. 557

    Ibid., p. 257. 

  14. 558

    Ibid., p. 248: «Et cette représentation d’un signifié par l’essai, par le germe de sa création, est un mode de représentation tout à fait original, qui n’a guère d’équivalent dans le domaine de la vie non langagière.» 

  15. 559

    P. de Man, «Conclusions: ‹La Tâche du traducteur› de Walter Benjamin», op. cit., p. 38. 

  16. 560

    Ibid., p. 40. 

  17. 561

    W. Benjamin, «La tâche du traducteur», op. cit., p. 250.