Élément historique 4
Idéologies de la « création » numérique
Comme l’indique Lev Manovich dans un tweet saluant à sa façon la sortie d’une nouvelle interface pour terminaux mobiles, « les gens ne veulent plus être artistes, ils veulent être créatifs311 ». Il semblerait que la « création » soit désormais le terme générique désignant l’aspiration de plus en plus d’écoles, d’industriels et de designers. Cette appellation floue rallie l’art et le design dans un mouvement qui ne s’oppose pas immédiatement au commerce. Le mythe de l’artiste romantique ne serait pas mort, mais entrerait en conflit avec les nouvelles modalités de production, de distribution et d’industrialisation de la culture. Plus encore : la création devient l’alibi d’un marché en quête de « croissance ». Comprise comme survenue sans effort d’une œuvre ou d’un objet, la création permettrait de résoudre les contradictions d’un monde en proie à l’expérience de ses propres limites matérielles. Il y aurait des gens « créatifs » (désignés parfois par ce seul adjectif), et les autres, ceux qui ne produiraient rien de plus que du déjà connu. Le succès médiatique de ce terme a directement à voir avec la multiplication des « logiciels [dits] de création ». Cette appellation désigne des programmes qui ont pour but d’assister l’utilisateur dans ses démarches créatives. Ils sont généralement classés par médiums : images, animations, textes, sons, etc. L’enjeu des logiciels est central, car de plus en plus rares sont les professions qui se passent de médiations numériques. Dès lors, se donner comme champ de recherche les enjeux techniques, symboliques et politiques de ces dispositifs nous permet d’éclairer le rôle et la responsabilité du designer quant à ses outils et plus encore : quant à la conception même de ses processus de conception. Il s’agit ici de parvenir à une meilleure compréhension de ce que sont ces « assistants de création ». Un certain nombre de discours tendent à nous alerter sur les limites et dangers de la « création assistée par ordinateur ». Dans le même temps, la promesse d’une création sans heurts traverse les publicités des éditeurs logiciels, où l’imprévu ne semble pas avoir de place. Cette logique formelle encodée dans les strates des codes sources inquiète certains quant à l’idée d’un art soumis à une implacable mécanisation calculatoire. Est-il pertinent d’employer à leur propos des termes comme restriction, formatage ou limitation ? Sur quels critères repose une telle accusation ?
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L. Manovich (@manovich), tweet du 12 juin 2013 : « All these terms - ‹ creative coder. › ‹ Creative technologist. › People don’t want to be ‹ artists, › they want to be ‹ creative + › ». ↩