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Décentrer

De nombreux guides et «tutoriels» adressés aux designers se basent sur l’idée que l’utilisateur, via une interface stratégiquement pensée, fera ce qui a été prévu en amont. En s’adressant à ses «besoins» (ou en en créant de nouveaux), il serait alors possible de rendre captif l’usager, voire même de le faire «participer820» à l’amélioration du programme. Ces façons de faire reposent en priorité sur la «coopération» de l’utilisateur. Afin d’établir une situation dans laquelle le monopole ne pourra plus être contesté, il est bénéfique que la taille de ce type de programme soit la plus grande possible,.

Comme nous l’avons vu dans nos analyses portant sur l’invention d’Internet821 ou sur le «Web 2.0», une première partie de cette thèse a consisté à montrer que, historiquement, les réseaux ont permis le développement d’une liberté (et pas seulement d’une ouverture822) en raison du caractère décentré des programmes. Le Web, pour des raisons techniques, s’invente autour de deux idées fondamentales: la dispersion des zones de production et d’émission, et l’élaboration de standards communs. Alors que ces deux aspects semblaient s’opposer à la recherche de profits, le regroupement des principaux acteurs du Web — et plus largement la concentration des producteurs des programmes (comme Google dont la moindre panne suffit à altérer une grande partie du fonctionnement des réseaux823) — fait courir le risque d’un Web à péages, où toute expérience serait anticipée et calculée. Ce qu’indiquait Bernard Stiegler à propos des dangers de la «synchronisation des consciences824» de la télévision et du cinéma se rejoue de diverses manières au sein du numérique, au sens où la constitution des audiences peut aussi se faire sur un mode qui ne soit pas celui de la concentration. C’est également à partir des textes de Walter Benjamin que prend sens l’action de décentrer. Son écriture fragmentée rend impossible l’idée d’une synthèse, d’un résumé, d’un «sens unique». L’expérience de la guerre a montré l’impasse de vouloir structurer les masses autour d’intérêts communs:

On ne saurait se faire une idée suffisante de l’appétit de l’univocité qui est la passion suprême de tout public. Un centre, un führer, une solution. Plus est univoque le rayon d’action d’une manifestation de l’esprit, plus il est étendu, et plus le public se précipite vers elle. On acquiert de l’intérêt pour un auteur, ce qui signifie qu’on commence à chercher l’expression la plus élémentaire, la moins équivoque de ce qu’il veut dire réduit à une formule825.

Même si ce qui tend à agglomérer les êtres vivants ne vise pas forcément à les contrôler, ce risque y est inscrit comme potentialité. La négation de l’individu par la modélisation et l’abstraction des consciences est précisément ce à quoi s’oppose par exemple la figure du flâneur, déambulant librement et sans but dans les villes anonymes826. La méfiance que nous accordons à la prédominance des centres vise à penser que le programme puisse être d’un autre ordre que du vouloir et du pouvoir. Ce qui se centre organise des périphéries, qui ne se définissent qu’en fonction de lui. De plus, en tendant à l’hégémonie, cette position complique la possibilité de faire bouger les lignes. La première condition pour qu’un programme ne porte pas atteinte au développement humain est donc qu’on puisse se passer de lui. C’est pourquoi une technique ouverte à une pluralité d’actions doit tout d’abord s’envisager sur un mode décentré. Nous entendons sous ce terme le fait de rendre le programme indépendant, libre de fonctionner sans sources principales, voire de pouvoir fonctionner partiellement si l’un des composants venait à faire défaut. Cette façon de faire s’appuie en priorité sur une structure horizontale, qui ne requiert pas de passage obligé.

La notion de décentrement concerne directement les mutations de la culture du projet. Tel que le pense Ezio Manzini, les designers affrontent une «sensation diffuse de transformation continue827». Dans un monde en proie à la fin des modèles rationnels de production, les projets n’ont qu’une «validité relative», ce qui rend caduque l’idée de vouloir créer des centres pérennes. Dans le même esprit, Andrea Branzi trouve dans les formes des métropoles contemporaines de quoi fonder une échappée à la programmation unitaire des anciennes formes d’urbanisme828. Cette façon de faire «décentrée» va donc à rebours d’une conception linéaire du projet en design.

  1. 820

    On pourra se référer ici à ce que dit Tim O’Reilly de «l’architecture de la participation», cf. élément «Ouvertures et fermetures du Web 2.0». 

  2. 821

    Cf. élément « ‹Comme nous pourrions penser: La fiction technique de Vannevar Bush». 

  3. 822

    Nous avons développé la différence entre logiciel libre et open source dans l’élément «Prospection dans le champ du design». Sur ce point, on pourra aussi se référer au portrait à charge que Evgeny Morozov dresse de Tim O’Reilly dans son article «The Meme Hustler. Tim O’Reilly’s crazy talk», The Baffler, novembre 2013. 

  4. 823

    Pierre Col discute les conséquences de la panne de 11 minutes de l’ensemble des services Google ayant eu lieu le 17 août 2013 dans: «Non, Google ne représente pas à lui seul 40% du trafic Internet !», ZDNet.fr, 18 août 2013. 

  5. 824

    B. Stiegler, La technique et le temps, tome 3, Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, coll. La philosophie en effet, 2001, p. 188-189. 

  6. 825

    W. Benjamin, «Le moyen de réussir en treize thèses», dans: N’oublie pas le meilleur [1932], trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, L’Herne, 2012, p. 64. 

  7. 826

    W. Benjamin, «Histoires surgies de la solitude. Le mur», ibid., p. 15: «J’en restais donc à mes flâneries habituelles à travers les ruelles étroites et ombragées dont le réseau interdisait qu’on trouvât le même carrefour par des voies identiques.» 

  8. 827

    E. Manzini, La Matière de l’invention [1986], trad. de l’italien par A. Pilia et J. Demarcq, Paris, Centre Pompidou, cci, coll. Inventaire, 1989, p. 51: «Cette sensation diffuse de transformation constitue la trame de la nouvelle culture issue de la crise du monde moderne. Le grand mythe démiurgique s’est effondré, ce rêve de puissance qui croyait que tout était virtuellement concevable de façon globalement cohérente, du plus petit objet aux organismes sociaux les plus vastes. Il est clair désormais qu’il n’existe pas de système rationnel qui puisse prévaloir, que chaque objectif n’a qu’une validité relative, et que pas un seul acquis n’a de valeur permanente.» 

  9. 828

    A. Branzi, Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité [1988], trad. de l’italien par C. Paoloni, Paris, Centre Georges Pompidou, cci, coll. Les Essais, 1991, p. 29-30: «En effet, dans la métropole existante se réalisent non pas un seul, mais quantité de futurs simultanés, diffus; provisoires ou stables; le concept de transformation unitaire du phénomène urbain appartient à l’époque de la mécanique et de la programmation architecturale. En revanche, nous pouvons parler aujourd’hui de simultanéité des futurs, à l’intérieur d’un système global qui n’a pas de modèle de référence extérieur et dans lequel tout s’hybride et s’oppose.»