Authentifier
En nous appuyant sur les survivances des formes modernes dans les objets Apple, nous avons pu montrer qu’une certaine façon de faire du design revenait à masquer la nouveauté technique sous des formes inauthentiques, recouvertes de discours anachroniques. Cette contradiction, à l’œuvre dans des slogans ambigus, produit une « injonction paradoxale829 ». Par cet exemple, nous comprenons que faire du numérique c’est se confronter aux conditions et conditionnements des formes économisées de la technique. Le designer a affaire à des inventions qui, au moment où elles apparaissent, s’inscrivent dans une « inertie culturelle830 » qui rabat la nouveauté dans des logiques déjà connues. Le potentiel créateur de la nouveauté reste recouvert, en souffrance.
Nous avons développé ce point en étudiant la lecture que donne Walter Benjamin de l’apparition de la technique photographique831, qui s’incarne avec succès dans des marchandises à faible caractère artistique. Il s’agit pour Walter Benjamin de séparer la notion d’authenticité traditionnelle, reliée à une transmission de valeurs de génération en génération, de la difficile pensée d’une authenticité de la nouveauté technique. Cette compréhension de l’authenticité doit être séparée des concepts de vérité ou d’ontologie, elle n’est pas fixée une fois pour toutes, puisqu’elle fait l’objet d’une recherche pratique, de façons de faire. Les termes qu’emploie Walter Benjamin permettent de penser que le travail de l’artiste (et par extension celui du designer) est un travail « second832 » qui consiste non pas à inventer, mais à faire paraître la nouveauté de ce qui est déjà là : « Il en résulte que l’art que l’on considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci833. » Benjamin voit ainsi dans les images d’Eugène Atget ce qui n’est pas montré, c’est-à-dire une qualité du vide. L’appareil photographique s’y découvre par une façon de faire qui accueille ses spécificités techniques. Ce type de photographie, dit-il, installe « une salutaire distance entre l’homme et son environnement. Elle laisse le champ libre au regard politiquement éduqué834 ». C’est donc la distance qui permet à ce regard de se porter sur le monde835.
La constitution d’environnements laissant le champ libre au regard est une direction de travail nécessaire à la lecture d’une technique dans ce qu’elle a de singulier. En installant une distance entre l’homme et son « milieu » technique836, il s’agit, pour le designer, de conduire la technique dans des directions qui donneront à voir ce qu’elle porte de nouveau. Par « authentifier », nous entendons donc l’action de faire paraître ce qui, dans une technique, lui est propre. Ce propre de la technique n’est pas son essence, mais sa mise à jour. En ne s’appuyant pas sur une époque antérieure, l’authentification ouvre la possibilité de rassembler ce qui est défait. De même que l’invention photographique ne trouve son langage singulier qu’après s’être échappée des formes économisées, la persistance d’interfaces visuelles imitant des anciens médiums pourrait laisser penser que les « nouveaux médias » n’auraient pas encore trouvé leur propre langage. Une telle assertion est trop simple pour être acceptée telle quelle. Comme le dit Lev Manovich :
Il n’y a aucune raison logique ou matérielle pour qu’il [le processus d’ajout de nouvelles propriétés aux médias « simulés »] puisse un jour être terminé. Il est de la « nature » des médias numériques d’être ouverte, que de nouvelles techniques puissent sans cesse être inventées. […] En résumé, « les nouveaux médias » sont « nouveaux » parce que de nouvelles propriétés (par exemple, celles apportées par de nouveaux programmes) peuvent toujours être facilement ajoutées837.
L’authenticité des programmes numériques n’est donc pas reliée à tel ou tel style graphique, mais bien à leur capacité à devenir autre chose que ce qu’ils sont déjà. En contestant toute fixité, la matière numérique se donne à lire non comme une origine, mais comme une matrice838. Cette mobilité s’oppose à la définition d’un programme enfermant le projet dans ses certitudes. Alors que nous vivons dans un monde où le calcul se dissimule derrière des interfaces qui ne donnent souvent à lire que des signaux propres à déclencher des comportements anticipés dans un ordre précis, rien ne dit qu’il faille continuer ainsi. C’est dans l’expérience d’une altérité de la technique (et non dans la valorisation de sa surenchère) que peut s’engager un dialogue authentique entre l’homme et la machine.
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829
Cf. élément « Braun/Apple : Des survivances paradoxales ». ↩
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830
E. Manzini, La Matière de l’invention, op. cit., p. 61. ↩
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831
Cf. élément « Walter Benjamin, Authenticités ». ↩
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832
P.-D. Huyghe, « Séminaire Art et industries », descriptif général, 2009-2014. ↩
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833
W. Benjamin, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », op. cit. ↩
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834
W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], trad. de l’allemand par A. Gunthert, Études photographiques, no 1, tirage à part, 1996, p. 23. ↩
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835
On peut ici penser aux modèles d’« ergonomie » des interfaces visuelles, qui se réduisent bien souvent à anticiper des parcours pour l’œil de l’utilisateur, afin de lui faire effectuer des actions précises qu’on aura définies en amont. ↩
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836
Cf., élément « Des dispositifs aux appareils ». ↩
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837
L. Manovich, Software takes command, op. cit., p. 91 : « And there is no logical or material reason why it will ever be finished. It is the “nature” of computational media that it is open-ended and that new techniques are continuously being invented. […] In short, “new media” is “new” because new properties (i.e., new software techniques) can always be easily added to it. » ↩
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838
Cf. élément « Conception et projet ». ↩