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L'impensable du projet

Au terme de cette analyse, nous pouvons relire ce que nous écrivions en début de chapitre à propos du récit mythique que donne Chris Anderson797 de la fabrication d’objets par des automates numériques, qui ne correspond bien évidemment pas à la réalité des fablabs. Comme le montre Simondon, l’objet technique se manifeste à nous par son fonctionnement et non pas par son utilité; c’est pourquoi il n’est pas souhaitable que le numérique disparaisse derrière des usages «intuitifs», dans l’invisibilité d’une «magie798». Si la technique est ce qui est toujours en «devenir», alors un fonctionnement stabilisé au sein d’un objet «fonctionnel» clôturé entrave davantage que la possibilité d’usages imprévus. Cette fermeture est fondamentalement anti-technique, puisqu’elle annihile tout devenir, et par là tout avenir humain. En occultant la parution du «centre actif de l’opération technique799» derrière des apparences inauthentiques, cette façon de faire du numérique maintient l’utilisateur dans un milieu confortable. À l’inverse, des programmes appareillés et appareillables développent des environnements dans lesquels il n’est pas possible de tout prévoir. C’est donc bien de projection et de projet qu’il est question dans les programmes. En ouvrant une zone d’exercice qui n’est pas destinée à obtenir un effet déterminé, le projet deviendrait alors l’endroit d’inventions non planifiées:

Il ne s’agit pas ici d’assimiler le projet à une tentation dogmatique, comme le désir nostalgique de renouer avec un cadre de pensée stable et donné d’avance. Si projet signifie « jeter vers l’avant », il s’agit alors d’affirmer le projet comme une volonté morale. Jeter vers l’avant, c’est imaginer, inventer en s’aventurant800.

L’étude des exemples de GitHub et de WordPress, nous montre que l’ouverture n’est pas seulement fonction d’une formulation, mais qu’il faut anticiper au sein des programmes que puissent se produire des aventures. Ce que nous avons essayé de montrer, c’est que l’étude des pratiques des programmeurs peut être source d’inspiration pour les designers, qui peuvent y trouver matière à «prospection». Si l’on comprend ce terme comme une recherche de gisements, une «recherche dans une région ou un lieu de quelque chose qui s’y trouve potentiellement801», s’intéresser aux logiques de programmation peut être fructueux pour le designer. Plus encore, comme nous avons essayé de le montrer, il faut que le programmeur et le designer se rejoignent dans la notion d’invention. Gilbert Simondon, même s’il n’emploie directement pas ce terme, nous donne une définition possible du designer lorsqu’il se demande «quel homme peut réaliser la prise de conscience technique, et l’introduire dans la culture802». Ce qui se joue dans les différentes façons de faire du numérique, c’est bien la réussite ou l’échec de la constitution d’une culture, c’est-à-dire d’un «groupe collectif803», que l’on pourrait aussi désigner par des termes comme communauté ou commun. Il y a des démarches qui engagent une vision du collectif, d’autres qui replient la technique en la soumettant à des logiques extérieures. En articulant des disciplines diverses, en les comprenant sans pour autant s’enfermer dans l’une d’entre elles, le designer réalise un acte de traduction. Au contraire du «travailleur [qui] adhère au travail804», les productions du designer sont susceptibles de prendre «un statut de consistance» car ses «médiations sont détachables de l’individu qui les produit et les pense805». Si cette extériorisation est nécessaire pour que puisse se constituer un groupe social, nous avons vu qu’elle n’est pas suffisante. Ce que le designer doit penser, c’est l’impensable du projet, cette zone qui nécessairement lui échappera et sans laquelle aucune culture n’est possible.

  1. 797

    C. Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, op. cit. 

  2. 798

    Ibid., p. 102. 

  3. 799

    G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 330: «C’est l’essentiel qui manque, le centre actif de l’opération technique qui reste voilé.» 

  4. 800

    A. Lantenois, op. cit., p. 73. 

  5. 801

    Dictionnaire TLFi/CNRS

  6. 802

    G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 12. 

  7. 803

    Ibid., p. 245. 

  8. 804

    Ibid. 

  9. 805

    Ibid.