Appareiller les programmes
En introduction de ce chapitre, nous avions posé deux questions. La première consistait à dépasser l’opposition entre logiciel libre et logiciel propriétaire pour développer une pensée de l’écart. Après avoir étudié la notion de « culture technique » chez Simondon, la pensée du programme comme développement, puis les différences éthiques entre open source et logiciels libres, nous pouvons maintenant soutenir une façon de faire des programmes comprise comme ce qui permet le développement de situations imprévues à partir de langages communs. L’expression de langages communs renvoie à l’idée des « standards » constitutifs d’Internet. Le fait d’élaborer des langages formels séparés des typologies de machines est une condition nécessaire au développement des programmes. Les programmes des programmes se doivent ainsi d’être transversaux, même si cette visée d’un programme commun est dans les faits impossible à atteindre.
La seconde question consistait à savoir si la singularité d’une pratique des programmes était le fait d’une éducation, ou si le programme en lui-même pouvait favoriser l’émergence de pratiques singulières. Au regard des différences importantes entre logiciels libres et propriétaires et des modalités d’ouverture permettant de dépasser cette opposition, nous pouvons désormais affirmer que ce sont les propriétés intrinsèques aux programmes qui importent. Il y a bien des programmes qui rendent plus libres, et d’autres qui tendent à aliéner. Le design des programmes emporte des idéologies, de la politique et des décisions économiques. Même si les « outils » contiennent aussi des idées, nous posons qu’employer ce terme à propos des programmes, dont les conditionnements s’opèrent de façon plus discrète, peut mener à des contresens734. Plus exactement, nous refusons ici l’idée que les logiciels seraient des outils neutres qu’on pourrait utiliser de façon plus ou moins pertinente. Autrement dit : il y a une éthique des programmes. Sans recul sur ses objets techniques, le designer prend justement le risque qu’il ne soient que des outils, des prolongations efficientes du corps potentiellement vouées à l’efficacité d’un rendement.
Comme le note Simondon, ce n’est pas l’utilité qui est le propre de l’objet technique, mais la compréhension de son fonctionnement. Sa critique radicale du travail comme aliénation laisse place à celle d’« activité » — distinction qui peut recouper celle distinguant le travail de l’emploi. Comme nous l’apprend Simondon, un objet technique clôturé est nuisible car il ne permet pas la formation de nouvelles inventions :
La machine est fabriquée le plus souvent comme un objet absolu, fonctionnant en lui-même, mais peu attaché à l’échange d’information entre l’homme et la machine735.
Sans les restrictions induites par l’économie d’une technique, celle-ci est susceptible de produire une infinité de possibles. Qu’une technique puisse toujours donner autre chose que ce qu’elle n’est déjà, voilà qui écarte bien des objets qui se réclament du design ou de l’innovation. Avant de savoir quelles orientations de cette « infinité de possibles » sont les plus pertinentes, il importe de ne pas concevoir des objets qui ne pourraient pas changer de directions. L’ouverture des programmes doit aller de pair avec la compréhension d’une liberté, et non pas avec la recherche d’une utilité. Les programmes qui nous intéressent sont donc ceux dans lesquels du possible est possible, ceux qui sont de l’ordre d’une « invention perpétuée736 ». La forme de l’objet technique est porteuse d’intentions et se fait le support d’une « relation transindivisuelle » permettant de penser une continuité entre l’objet technique, l’individu humain et son inscription dans un monde commun.
Simondon nous permet ainsi de penser la différence entre des programmes programmés, et des programmes développables, appareillables. « Appareiller » un programme est un programme en soi, la visée d’une conscience technique. Par « appareillage », nous entendons une conception qui favorise une prise de conscience de la technique et de son altérité. Il s’agit bien d’un double mouvement. Tout d’abord, un programme appareillé permet à la fois de s’exercer, c’est-à-dire de répéter des situations dans lesquelles vont apparaître des différences. Le réglage d’un appareil nécessite de faire des choix pour qu’une production puisse avoir lieu. D’autre part, et c’est ce qui fait qu’un appareil n’est pas un objet technique comme un autre, il y a un temps qui échappe au contrôle, un temps où la technique travaille d’elle-même. C’est la confusion entre mécanisation et automatisation qui nourrit l’inquiétude de vies soumises au calcul. Le temps d’un appareil est celui où la technique travaille d’elle-même — qu’on pense à l’inscription de la lumière sur une pellicule photosensible, ou à l’exécution d’un algorithme. Il nous faut donc accepter et travailler l’idée d’une altérité du mécanique. Cette extériorité de l’objet n’est pas forcément de l’ordre d’une volonté de contrôle. Alors que l’on pourrait croire que l’automatisation d’une machine est source de progrès (comme évoqué en ouverture de chapitre avec le discours mythique autour des fablabs), Simondon donne une lecture dépréciative de cette notion :
Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. […] Le véritable perfectionnement des machines […] correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est cette marge qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure. […] La machine qui est douée d’un haut niveau de technicité est une machine ouverte […]737.
Cette marge de manœuvre est essentielle, aussi infime soit elle. La possession matérielle d’une machine ne suffit pas à la connaître, de la même façon que l’accès à la lecture d’un code source ne suffit pas à le rendre activable. La lecture des textes de Simondon nous permet de contester l’idée de mettre la machine « au service de l’homme, croyant trouver dans la réduction en esclavage un moyen sûr d’empêcher toute rébellion738 ». L’homme ne surveille pas les machines, il les invente, les organise et les coordonne. Si le terme d’« appareillage » ne fait pas partie du vocabulaire de Simondon, la notion de réglage qu’il aborde par intermittences est une façon de prendre conscience de nos environnements techniques :
Les machines à calculer modernes ne sont pas de purs automates ; ce sont des êtres techniques qui […] possèdent de très vastes possibilités de commutation des circuits [permettant] de coder le fonctionnement de la machine en restreignant sa marge d’indétermination. […] C’est […] par l’intermédiaire de cette marge d’indétermination et non par les automatismes que les machines peuvent être groupées en ensembles cohérents, échanger de l’information les unes avec les autres par l’intermédiaire du coordinateur qu’est l’interprète humain. […] L’homme intervient comme être qui règle la marge d’indétermination afin qu’elle soit adaptée au meilleur échange possible d’information739.
Simondon fait de l’objet technique le contraire d’un objet fini. La représentation du fonctionnement de la matrice permet d’opérer une mise à distance des connaissances, et par là une possible transmission (pas de culture sans essaimage). Pour toutes ces raisons, les concepts développés par Simondon nous importent pour penser des façons soutenables d’activer les matières numériques. L’expression de « machine ouverte » dans un texte de 1958 ne manquera pas d’interpeller le lecteur contemporain des logiciels libres740. Penser l’accès, l’enrichissement et la modification d’un programme numérique à de multiples niveaux permet de dépasser l’opposition entre amateur et expert, condition nécessaire d’une « transindividuation ».
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734
G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 114-115 : « Le xviiie siècle a été le grand moment du développement des outils et des instruments, si l’on entend par outil l’objet technique qui permet de prolonger et d’armer le corps pour accomplir un geste, et par instrument l’objet technique qui permet de prolonger et d’adapter le corps pour obtenir une meilleure perception ; l’instrument est outil de perception. […] Au contraire [de l’outil marteau], une lunette ou un microscope sont des instruments, de même qu’un niveau ou un sextant : ces objets servent à recueillir une information sans accomplir sur le monde une action préalable. » ↩
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735
G. Simondon, Du mode d’existence des objets technique, op. cit., p. 252. ↩
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736
Ibid., p. 12. : « La présence de l’homme aux machines est une invention perpétuée. Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. Ces structures ont besoin d’être soutenues au cours de leur fonctionnement, et la plus grande perfection coïncide avec la plus grande ouverture, avec la plus grande liberté du fonctionnement. » ↩
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737
Ibid., p. 11. ↩
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738
Ibid., p. 11. ↩
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739
Ibid., p. 12. ↩
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740
Citons pour exemple : O. Blondeau, L. Allard, Devenir média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 36 : « Ne sommes-nous pas aujourd’hui avec les hackers et le Logiciel Libre dans cette utopie simondonnienne réconciliant technique et culture dans une perspective d’émancipation […] ? Cette ‹ utopie › possède une singulière actualité dans le monde du Logiciel Libre qui, à l’instar de Simondon, pose la question de la technicité, facteur de communication interindividuelle, au-delà de la propriété et du travail, catégories jugées comme inessentielles. » ↩